Le Greco, Visitation
Pour poursuivre cette visite de l'exposition au Kunstpalast de Düsseldorf (jusqu'au 12 août), je voudrais d'abord aujourd'hui parler des portraits, avant de m'intéresser aux expositions hongroise et allemande qui remirent Le Greco sur le devant de la scène artistique il y a un siècle. Mais d'abord cette étrange Visitation (vers 1610; à Dumbarton Oaks; on l'avait déjà vue là) où Marie et Elisabeth, vues en contre-plongée, ne sont plus que des voiles, un dédoublement de fantômes flottants aux visages indistincts, aux corps géométrisés; on croirait les voir danser comme Jean-Baptiste tressaillant dans le giron de sa mère à cet instant.
Le Greco, Mater Dolorosa
Deux des portraits de Marie, en petit format, sont particulièrement captivants : cette Mater Dolorosa (1587-1596; à Strasbourg), plus un portrait de femme qu'un tableau de dévotion (on a parlé à son sujet d'une icône espagnolisée), cernée d'un halo de lumière plutôt que d'une auréole, avec ce regard tendre et inquiet et l'étrange texture lumineuse de sa blouse blanche, et ces Adieux du Christ à sa Mère (1578-1580; collection privée; en bas), tableau mélancolique et serein où le visage de Marie est de toute beauté.
Toute une salle est consacrée à des portraits d'apôtres, un sujet récurrent chez Le Greco, déjà partiellement vu ici. Figures majestueuses et austères sur fond sombre, ils sont un des meilleurs exemples de son talent de portraitiste, où l'occupation de l'espace n'est plus sa préoccupation première, mais au contraire l'expression psychologique des visages. L'idéal serait de voir une série complète autour du Christ plutôt que ces tableaux individuels de différentes séries (ici Jacques le Mineur, Jacques le Majeur et de nouveau Jacques le Mineur), chaque apôtre avec son attribut et une couleur de robe qui lui est propre.
Le Greco et le Modernisme, Düsseldorf, vue d'exposition
Le Greco, Don Antonio de Covarrubias
Enfin, ce très beau portrait de son ami Antonio de Covarrubias, (on avait vu à Bruxelles le portrait posthume de son frère Diego), homme lettré et recteur de la cathédrale de Tolède. On s'interroge sur l'intensité du personnage, sur son aspect sévère, introverti et retiré du monde, et on n'est guère étonné d'apprendre qu'il était sourd (1600; au Louvre).
Peu de portraits modernes en regard, excepté un Picasso. Venons-en à la redécouverte du Greco. C'est sans doute Manet en 1865 qui, le premier, mit l'accent sur Le Greco, dont la première exposition au Prado date de 1902 (il y eut ensuite la construction à Tolède de sa fausse maison transformée en musée, mais c'est une autre histoire). Mais on s'intéresse surtout ici à la collection de Marczell von Nemes, Juif hongrois, né Mozes Klein en 1866 dans une famille modeste, et devenu un riche marchand, puis un conseiller royal anobli. il rassembla une collection de maîtres anciens, dont de nombreux Greco, mais aussi Tintoret et Goya, et des modernes (Corot, Courbet, Cézanne, Degas, Renoir, Manet, Monet,..), qu'il montra d'abord à Budapest, puis, de juin 1911 à janvier 1912 à la Pinacothèque de Munich, et enfin à Düsseldorf. Cette juxtaposition d'Anciens et de Modernes fut assez controversée, louée par bien des artistes (Paul Klee, Franz Marc, en particulier), dénigrée par certains critiques conservateurs.
Le Greco, Adieux du Christ à Marie
J'ai trouvé particulièrement intéressant le texte du catalogue écrit juste avant sa mort par Hugo von Tschudi, alors Directeur de la Pinacothèque de Munich (qui avait acquis la Spoliation du Christ), s'opposant en particulier au (très) conservateur Wilhelm von Bode (lequel accusa Tschudi de motivations commerciales au service de Nemes et fit échouer la vente des toiles de Nemes au Musée de Düsseldorf; la collection fut alors dispersée çà et là, comme une autre histoire Caillebotte). Dans ce texte quasi testamentaire, très programmatique et emblématique de la modernité, Tschudi défend la "possibilité d'approcher l'art ancien d'une manière nouvelle à travers la contemplation de l'art nouveau" (ma traduction depuis la traduction en anglais du texte allemand) :
"L'historien d'art traditionnel, profil contrôlant la plupart des musées au XIXème, collectionnait pour la science. Il voulait une collection représentative aussi complète que possible, y compris des petits maîtres; la qualité n'était pas négligée en soi, mais c'était loin d'être son souci principal. Le directeur de musée moderne, lui, est avant tout intéressé par une collection d'oeuvres qui soient liées au présent de manière vitale. Il se voit non pas comme le gardien silencieux d'une collection auto-suffisante et archiviale, mais comme le médiateur de valeurs esthétiques que notre époque peut recevoir. Il ne veut pas isoler, mais connecter."
Cette opposition entre deux conceptions du musée ne vous semble-t-elle pas perdurer aujourd'hui ? Il suffit de penser aux protestations conservatrices qui de Buren à Pei, de Jan Fabre au Louvre à Murakami à Versailles, accompagnent encore aujourd'hui toute tentative de connexion, exigeant des expositions étroitement 'scientifiques' plutôt qu'intelligentes et sensibles, qu'on va dès lors accuser d'"indigence intellectuelle". Les Bode sont encore bien présents, eux qui ne veulent pas tout mélanger...
Photos 2 & 4 courtoisie du Kunstpalast. Photos 3 & 5 de l'auteur.
Voyage à l'invitation du Kunstpalast.