Itinéraire de Chateaubriand
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Chateaubriand, par Jean-Claude Berchet
Les peintures et les gravures le montrent les cheveux en bataille, le bras sur le cœur, le regard porté vers les lointains. Sauvage il restera, et solitaire, et royaliste et chrétien. Il est bien né, fils et neveu de négriers, petit châtelain casse-cou, herboriste et rêveur entouré de sœurs fragiles et aimantes. À quinze ans, il veut être Rousseau ou rien. Il connaît son Émile par cœur. Mais c’est le Contrat social qui bouleverse sa vie. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Les fers se brisent, la liberté se prend, la Révolution triomphe. Pourquoi pas ? Il aime l’esprit des Lumières, il rêve d’un bon roi adossé à son peuple, d’une monarchie réconciliée avec la liberté. Il oublie qu’un excès de misères s’exacerbe en colères. Pour lui, la Terreur dénature la Révolution. Le jeune chevalier de Combourg voit des têtes défigurées promenées comme des trophées sur des piques. Il est trop bien élevé pour écrire qu’on « est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté ».
Il acquiert cette certitude: la littérature sera sa consolation. Pour faire œuvre originale, il faut du nouveau. Il brave l’océan, s’ouvre à la nature américaine. Il manque se noyer dans la baie de Chesepeake, s’initie à la vie des Indiens, escalade les parois du Niagara, se casse un bras, descend l’Ohio, rencontre Washington. Il est en Virginie quand il apprend l’arrestation du roi et de la reine dont il n’oublie pas le regard de braise croisé un jour de juillet à Versailles. Au retour, il accepte un mariage de raison. Elle s’appelle Céleste, elle le surnomme le Chat. Il émigre et s’engage dans l’armée des princes. Il bivouaque sous les pluies, connaît la camaraderie des popotes, attrape un éclat d’obus, la dysenterie et la petite vérole ; il s’en faut de peu que sa vie ne s’achève dans un fossé boueux des Ardennes belges. Il part à Londres, vit de leçons, de charité et de vache enragée; il est convaincu des ravages du libéralisme, il s’oublie dans l’écriture de la saga des Natchez d’où sortiront René et Atala. Sa mère, ses sœurs, sa femme sont arrêtées, ses amis guillotinés. C’est en clandestin qu’il retrouve la France et le siècle. Son encyclopédie du christianisme le sort de l’anonymat et de la précarité. Napoléon, qui suinte déjà sous Bonaparte, a besoin d’hommes liges. Il le nomme à Rome. Il s’y ennuie et se cabre après l’assassinat du duc d’Enghien. Le petit Corse prétend « le sabrer sur les marches des Tuileries ». Il a déjà sabré tant de monde ! Chateaubriand, indéfectible défenseur des libertés publiques, plie mais ne rompt pas.
De Napoléon en restaurations, ses voyages s’enchaînent et ses missions: en Grèce, à Jérusalem, en Espagne, en Suisse, d’ambassades en ministères, à Londres, à Berlin, à Vienne, à Prague, jusqu’à l’écœurement… « J’ai vu de près les rois et mes chimères politiques se sont évanouies, concède-t-il. Chaque régime ne succombe qu’à ses propres excès ; il suffit pour durer de savoir les éviter. » Avant de faire « tombe à part » devant l’Océan, les quatre mille pages de ses mémoires conservées dans un coffre au pied de son lit, il a le temps de traduire les dix mille vers du Paradis perdu de Milton, de visiter Lamennais et Carrel enfermés à Sainte-Pélagie, de s’indigner d’un gouvernement qui ordonne la mitraille des ouvriers de Lyon, de voir mourir Céleste et de boucler une Vie de Rancé.
Depuis des décennies Jean-Claude Berchet annote et préface l’œuvre de son héros. Sa biographie s’écoute comme la symphonie d’un destin. Elle montre que, s’il fut un solitaire
pathologique, Chateaubriand ne fut jamais un homme seul. Les femmes l’entourent comme les lucioles la flamme dangereuse d’une bougie et les amours nécessaires (Pauline de Beaumont, Delphine de Custine, Natalie de Noailles, Claire de Duras, Hortense Allart, Juliette Récamier) s’accommodent des amours contingentes. Il fallait éviter de dupliquer les Mémoires, en révéler les exagérations, en combler les ellipses. Il fallait attribuer la juste place aux amis influents : Malesherbes, Joubert, Fontanes, Parny, Maine de Biran, Béranger, reconstituer l’atmosphère des traversées océanes, de l’émigration, des corvées d’ambassade, donner chair aux voyages, doser l’intensité des passions, équilibrer récit, genèse, analyse et réception des œuvres, pointer les lâchetés (avec les femmes), les fourvoiements (avec les puissants, le théâtre), montrer un homme généreux et orgueilleux tiraillé entre un constant besoin de retraite studieuse et une irrépressible nécessité de servitude volontaire. La tâche est accomplie. Comme les biographies qui ont coûté le sacrifice d’une vie, celle de Jean-Claude Berchet restera la référence. Pour une génération.
Jean-François Nivet
Chateaubriand, de Jean-Claude Berchet. « Biographies NRF » Gallimard, 2012, 1 050 pages, 29,50 euros.Les Lettres Françaises du 3 mai 2012 – N°93