Christianisme, subversion et engagement associatif

Par Alaindependant
par Mathieu Gervais

Christianisme, subversion et engagement associatif : comment concilier ces termes, comment rentrent-ils concrètement en interaction ? Tel était le cadre de la table ronde organisée le 12 février dernier dans le cadre de la rencontre « Christianisme et Subversion » organisée par l’association culturelle de Boquen et le Christianisme social [...]

Cette table ronde rassemblait Françoise Fiévet-Thomaso du MAN (Mouvement pour une Alternative Non-violente), Jean-Paul Nunez de la CIMADE, Antoine Sondag du Secours Catholique, Alexandre Sokolovitch de Tchaap (Tribu Chrétienne Hétéroclite Altermondialiste Autogérée de Prière), Nicolas Derobert de la FEP (Fédération de l’Entraide Protestante) et Mickael Suaud de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne). Pour introduire cette table ronde nous posions une série de questions : à l’intérieur du monde associatif, être chrétien implique-t-il une différence, une subversion de ce milieu par la confrontation entre loyauté éthique envers la foi et loyauté administrative envers une logique d’intégration ? L’engagement auprès de « pauvres » (dans un sens large qui va des opprimés aux marginaux en passant par les miséreux) est-ce automatiquement s’inscrire dans un message socialement subversif de critique de la pauvreté ? Au sein du christianisme, cet engagement associatif entraîne-t-il forcément l’affirmation d’une lecture sociale, politique, de la foi ? Enfin, plus profondément : la subversion, le travail et la remise en cause de la normalité sociale, de l’intégration, l’engagement associatif, peuvent-ils encore être porteurs d’espérance ? La subversion est-elle encore possible, audible, dans un monde où tout est récupéré, où l’existence d’une marginalité est normalisée, où la marche du monde est dépolitisée ? A toutes ces questions et dans la richesse de leurs différences d’âge, de parcours, de religion, nos intervenants ont apporté leur éclairage, nourrissant notre espérance.

Option préférentielle pour les pauvres

La première évidence ressortant de la discussion est la façon dont tous s’intéresse (au sens le plus humain du terme) à un public pauvre, dans toute l’étendu de réalité que recouvre ce terme : jeunes de quartiers populaires en mal d’opportunités, personnes migrantes, drogués, personnes en situation de handicap physique, mental, social… Cette évidence d’une cohérence dans la diversité de ce public nous rappelle la théologie de la libération : « l’option préférentielle pour les pauvres ». L’engagement est là, primordial : renverser une attitude de soupçon en attitude de confiance, un rejet en un rapport, « faire confiance aux plus petits » selon l’expression de la JOC et selon l’enseignement du Christ.

Critique de l’intégration telle qu’elle se fait

Cette confiance se heurte souvent aux choses telles qu’elles existent : systèmes, institutions, idées… Dès lors, et là encore c’est une constante dans les discours des participants à la table ronde, l’engagement est une critique et principalement une critique de l’intégration sociale telle qu’elle se fait (ou qu’elle ne se fait pas). Cette critique se décline à tous les niveaux : culturel, administratif, normatif. Au niveau culturel, c’est la critique d’une vision réductrice de la jeunesse, des quartiers populaires, la remise en cause d’une vision dénigrante des cultures alternatives, le refus d’une dénégation d’humanité aux migrants. Au niveau administratif, c’est la critique du mouvement de marchandisation de l’action sociale. Le rejet d’une logique centralisatrice, d’une définition étatique de l’intégration, le refus d’associer dépendance financière et soumission idéologique. La critique aussi de la production politique et administrative des causes de la pauvreté : de la vente d’arme planétaire qui entraîne guerres et migrations, à l’abandon des populations ouvrières. Au niveau normatif enfin, l’engagement signifie le rejet des normes et des lois qui normalisent la coexistence d’une économie de marché réservée aux personnes compétitives et d’un secteur caritatif dédié aux « inemployables ». Et plusieurs des personnes présentes ont souligné que cette vision des choses existe et combien elle est prégnante dans à l’intérieur d’associations caritatives qui voient la pauvreté comme un secteur réservé, incompressible, déconnecté de la société. Combien elle est prégnante aussi dans les l’organisation par l’Etat d’appels d’offres qui s’apparente à une « sous-traitance » de la pauvreté, un refus de penser l’incohérence d’un système de développement, une naturalisation de la pauvreté.

L’évidence de la lutte

La puissance de ces critiques et l’espérance qu’elles contiennent se sont manifestées puissamment dans l’affirmation de l’engagement comme une lutte. Il est été particulièrement frappant de constater dans tous les discours et à l’encontre de tout découragement l’évidence de la lutte, sa spontanéité joyeuse et déterminée : la lutte pas pour la plaisir mais la lutte pour occuper le terrain, pas la lutte pour la lutte mais la lutte comme forme concrète et actuelle de l’engagement, la lutte comme exigence éthique mais pas une exigence murie et réfléchie, d’abord une exigence vécue. Cette lutte est donc physique au sens où elle est spontanée et aussi au sens où elle se veut occupation du terrain, refus de ne rien laisser à l’anomie et à la déréliction. Et de même que pour la critique, la lutte s’engage à tous les niveaux. Au niveau intra-associatif en incarnant le bonheur et l’évidence de la lutte ; au niveau inter associatif en promouvant une logique coopérative contre une logique de concurrence ; au niveau culturel pour ne pas laisser le monopole des représentations à la publicité et à la peur de l’autre ; au niveau politique aussi en affirmant et en se battant pour « des visées justes dans des institutions justes » (phrase de Paul Ricœur citée par Nicolas Derobert). Partout une lutte qui s’organise à partir d’une exigence éthique selon laquelle la fin ne justifie pas les moyens, mais qu’à l’inverse seule la cohérence entre les deux est souhaitable. Et la force de l’exemple, l’affirmation de cette cohérence vécue dans et par l’engagement qui se fait lutte est l’acte d’espérance même. C’est cette espérance qui s’oppose à l’indifférence et qui maintient la possibilité même de la subversion.

A travers ces réflexions on peut dresser un rapprochement avec les deux traditions chrétiennes et subversives que nous avions présentées la veille de la table ronde : la théologie de la libération et l’anarchisme chrétien. L’option préférentielle pour les pauvres, le rejet de la marchandisation des hommes, la volonté de s’organiser de se coordonner avec et pour les pauvres rappellent de façon flagrante les partis pris de la théologie de la libération. Il s’agit ici aussi d’un engagement tourné vers l’objectif de libération, libération qui s’inscrit aussi dans un discours, dans une logique (logos) qui prend comme fin non pas l’économie, ou l’Etat, ou la société mais bien une entité plus large, une exigence éthique lié à Dieu (théos) pour les chrétiens donc une théologie. Enfin, cette théologie donne lieu à ces engagements qui sont incarnation d’un contre-pouvoir. Contre pouvoir qui ne se limite pas à la lutte contre le pouvoir mais qui s’étend à une lutte contre tout pouvoir, contre toute instance qui fait exister l’illusion d’une finalité matérielle, d’une compromission possible avec la domination, l’aliénation, la division. En luttant de façon non-violente contre les logiques financières, contre les logiques centralisatrices, contre la déshumanisation administrative et culturelle des migrants, des jeunes, des pauvres, en faisant exister des organisations autogérées, qui coopèrent, qui partent de la base et qui voit le responsable non comme supérieur mais comme serviteur, toutes ces luttes, ces engagements se rattachent à l’anarchisme chrétien et à certains points de la pensée de Jacques Ellul. Tout cela fait signe, démontre la vitalité de l’espérance chrétienne et de son pouvoir de subversion d’un monde qui voudrait se cloisonner mais où l’engagement notamment associatif l’en empêche.