J'aime Carnegie Hall. Vieux bâtiment, riche d'histoire (120 ans) couvert de photos dédicacées de vieilles gloires connues ou inconnues (Magda Olivero, Jan Peerce, Josef Hoffmann ou d'autres). La salle possède une acoustique merveilleuse, où que vous soyez, mais y accéder, notamment aux places de Balcony, tout en haut, est d'une incommodité rare. Deux petits ascenseurs de chaque côté ou bien de longs escaliers aux marches très hautes et raides, peu adaptés au public du troisième ou quatrième âge. Puis, après l'ascenseur (Dress Circle) encore une volée d'escaliers pour arriver finalement en haut de la salle, vue plongeante impressionnante comme sur la photo avec l'ouvreuse qui vous dit de bien faire attention aux marches, raides, hautes, difficiles en montée comme en descente. Vertige assuré. A part cela moquette rouges, uniformes rouges très chics du personnel. Un lieu un peu à part, en tout cas et lorsque vous sortez après un concert aussi retenu, recueilli, sensible comme celui dont je rends compte, vous tombez dans l'agitation de la 7th Avenue, avec les lumières de Times Square tout au fond, et sous vos yeux un vendeur de quatre saisons avec le public qui se précipite pour acheter deux ou trois fruits: le choc est total.
Ce fut un concert mémorable au programme à la fois surprenant et cohérent fait de choix de Lieder de Mahler extraits du Knaben Wunderhorn, des Rückert Lieder, et des Kindertotenlieder et de Lieder de Chostakovitch tardifs extraits de la Michelangelo Suite (op.145), composée à partir de poèmes de Michel Ange. Les textes se mélangent, se succèdent presque sans interruption, comme s'ils appartenaient à un même ensemble, comme en tous cas les deux artistes veulent les présenter en un tout cohérent. Ils ont préféré, plutôt que de donner les œuvres séparément, les unir en les liant par les thématiques, l'enfance et la fin de vie, la guerre, la mort (qui est le thème essentiel de la soirée), d'autant que Chostakovitch aimait Mahler et a souvent adopté ses techniques d'expression.
Ce programme déjà donné l'an dernier à Salzbourg, sera aussi donné à l'Opéra de Vienne le 30 mai...Si vous êtes par là....Et ne manquez pas Goerne dans le Schwanengesang avec Eschenbach à Paris Salle Pleyel le 11 mai prochain.
Dès le début, "ich atmet' einen linden Duft" avec son jeu de mot sur le double sens de "linden"(délicat/Tilleul), pose l'ambiance et dessine un paysage d'une délicatesse infinie, le toucher très léger de Andsnes, la voix à la fois chaude et large de Goerne, avec sa facilité à l'aigu (presque donné en falsetto), montre à la fois la technique mais surtout un miracle de diction et d'expression. Ces Lieder de Mahler, qu'on entend souvent avec orchestre (Urlicht par exemple, qu'on retrouve dans la Symphonie Résurrection, chanté par une voix féminine) dessinent une ambiance complètement différente en récital avec piano. Ils diffusent une émotion plus intense, plus intime. L'immense salle de Carnegie Hall devient un extraordinaire lieu de l'intimité partagée: Urlicht, justement, qui clôt la première partie, a des allures de paradis (Mahler disait que ce devait être chanté comme par un enfant qui pense être au ciel). Et Goerne en donne une interprétation à la fois émerveillée et recueillie qui impose un silence final très impressionnant. Même remarque pour les choix de deuxième partie, avec le sommet constitué par "Ich bin der Welt abhanden gekommen", qui impose une impression de temps suspendu et de mort heureuse. On sait que Mahler le composa à Maiernigg en Carinthie et qu'il exprimait une grande satisfaction de créer dans ces conditions. Goerne et Andsnes réussissent à exprimer cette satisfaction, cette expression d'une sorte de mort douce avec une telle sensibilité et diffusant une telle émotion que les larmes viennent aux yeux. "Es sungen drei Engel" qu'on entend plus souvent dans la troisième symphonie (avec choeur de femmes et choeur d'enfants), donne aussi cette impression de légèreté, et de joie, avec une économie de moyens impressionnante. Quant aux chants de guerre ("Wo die schönen Trompeten blasen", "Revelge", "der Tambourgs'sell") qui réussissent à exprimer à la foi l'angoisse, la nostalgie, la douleur, et l'attente de la fin, ils gardent cet aspect populaire et presque enfantin qui ne leur donne que plus de force. Goerne réussit ce prodige de chanter presque comme un enfant.
Les mélodies de Chostakovitch ont été publiées en 1974. Ce sont les "Seven sonnets of Michelangelo" présentés en 1967 par Peter Piers et Benjamin Britten qui ont donné l'idée à Chostakovitch de composer son op.145. Il faut lire les sonnets de Michel Ange, bouleversants sonnets d'amour et sonnets amers sur la situation politique de Florence et la corruption ambiante: Chostakovitch compose 11 mélodies regroupées par thèmes commun, amour, qu'il va orchestrer en 1975. Les thèmes en sont le lyrisme et l'amour, la corruption, la mort et l'immortalité (dans l'épilogue), dans l'ordre: 1 Vérité 2 Matin 3 Amour 4 Séparation 5 Colère 6 Dante 7 Pour l'exil 8 Créativité 9 Nuit
10 Mort 11 L'immortalité. le programme de la soirée en inclut 6, Matin, Séparation, Dante, Nuit, Immortalité, Mort. Ce programme propose des mélodies de chaque partie : Matin et Séparation font écho au cycle d'amour et de lyrisme. Dante fait écho à l'exil forcé de Dante et au sort fait aux artistes, comme claire allusion à la situation de l'art dans l'URSS d'alors.
La Notte, Michel Ange, Sagrestia nuova, Basilique de San Lorenzo
Nuit se réfère à la statue éponyme de la sacristie de la basilique de San Lorenzo, avec un magnifique solo de piano et un texte qui oppose le calme de la nuit et un monde fait de honte et de crime, c'est pour moi l'un des plus beaux de la série.
Les deux artistes ont placé "Immortalité" avant "Mort" et préfèrent donc exprimer avant l'idée de mort celle de la complète liberté de l'immortalité, placée juste après "Ich bin der Welt abhanden gekommen", le poème de la mort douce, et le poème "Mort", plus dramatique, côtoyant "Der Tambourgs'Sell", qui évoque un Tambour probablement condamné à mort.
On ne sait que privilégier dans ce concert, l'intelligence de la composition du programme, la variété des couleurs de la voix de Goerne, qui est à la fois joyeuse et mélancolique, qui n'exagère jamais les contrastes avec un volume égal, même si on sent la puissance de la voix quelquefois subitement remplir l'immense vaisseau. Un contrôle qui permet à la fois des notes filées, des aigus en falsetto, des graves impressionnants, et en même temps une impression de suavité et de douceur qui prend aux tripes. En cela on sent parfaitement l'entreprise construite en commun.
Leif Ove Andsnes ©Felix Broede
Andsnes est lui aussi d'une très grande légèreté et d'une très grande douceur, avec un son souvent ouaté et délicat, mais aussi- notamment dans Chostakovitch ou dans les chants militaires de Mahler- réussit à exprimer ce mélange de rudesse, et de douceur, et à évoquer en même temps l'enfance. C'est vraiment un travail exceptionnel.
On comprend que, grand lecteur des sonnets de Michel-Ange et adorateur de Mahler, j'ai pu être séduit puis complètement pris par un programme très original, passionnant, qui ne distille jamais l'ennui, ou la lassitude, mais l'envie d'en entendre plus, de demeurer dans cette atmosphère si particulière où la mort est douce et la vie amère.
Photo by John A. Lacko courtesy of the Gilmore Keyboard Festival.