Karl Weysser (Durlach, 1833-Heidelberg, 1904),
La Maison Kammerzell, 1873.
Huile sur toile, 47 x 34,8 cm, Strasbourg, Cabinet des Estampes et des Dessins
Photographie © Musées de Strasbourg
Une harmonie d’ocres rosés et de bruns animée par la lumière, telle pourrait être la première impression que laissent dans l’esprit les deux vues de la Maison Kammerzell signées par Karl Weysser et conservées aujourd’hui à quelques pas du bâtiment qu’elles montrent, à Strasbourg. À se plonger dans la quiétude de leur atmosphère en se disant, pour ceux qui ont eu la chance de se rendre sur place, que les choses n’ont pas tant changé depuis le dernier quart du XIXe siècle, on oublierait facilement que le spectacle que l’on a sous les yeux tient du miracle. Il a, en effet, probablement fallu nombre d’heureuses fortunes pour que cette maison, dont la première mention certaine remonte à 1427 et qui a acquis la configuration que nous lui connaissons aujourd’hui lorsque le fromager Martin Braun y a fait construire des étages en 1589, puis son nom définitif d’après celui de la famille de l’épicier originaire de Würzburg, Philippe-François Kammerzell, qui la posséda de 1806 à 1879, année qui vit son acquisition aux enchères par la ville, échappe aux catastrophes qui jalonnent l’histoire de Strasbourg, comme ce déluge de feu qui s’abattit sur elle entre le 23 et le 26 août 1870, endommageant la toute proche cathédrale tandis qu’il pulvérisait presque irrémédiablement une multitude de trésors artistiques et patrimoniaux témoins de l’exceptionnelle richesse de l’histoire de la cité.
Il y a fort à parier que lorsque Weysser qui, après avoir fait des études scientifiques, a finalement choisi, en 1855, d’être peintre et appris son métier auprès du paysagiste Johann Wilhelm Schirmer (1807-1863) et du portraitiste Ludwig des Coudres (1820-1878) au sein de la toute récemment créée (1854) École des Beaux-Arts du grand-duché de Bade à Karlsruhe, réalise ces deux vues dans une ville de Strasbourg annexée à l’Allemagne à la faveur du traité de Francfort (1871) ayant mis fin à la guerre franco-prussienne, les bruits des chantiers de reconstruction y résonnent encore. Et pourtant, notez comme tout semble tranquille dans les deux scènes qu’il peint. Dans la vue qui présente, dans un effet saisissant de contre-plongée, le rez-de-chaussée et le premier étage de la maison se détachant sur la masse imposante de la cathédrale, dont on aperçoit le portail occidental et un quart de la rose, la flânerie voire la rêverie semblent régner en maîtresses, que seule la femme se tenant sur le seuil de la boutique – serait-ce la veuve Kammerzell à laquelle le bâtiment fut acheté ? – semble ne pas partager. On imagine fort bien que les fillettes se sont arrêtées devant la vitrine pour y admirer les objets qu’elles espèrent se voir offrir un jour ou que le couple qui passe sur le parvis goûte pleinement les délices de la promenade ; même le geste de l’homme à la canne, en habit et haut de forme noirs, qui semble s’adresser à une forme assise que sa position dans l’ombre rend presque imperceptible paraît ne révéler aucune agressivité : serait-il en train de donner en exemple à un mendiant la vie du Christ avant, peut-être, de déposer une pièce dans sa sébile ? Conjuguant à la fois la précision dans le rendu de certains éléments, comme la porte murée ou le soubassement de l’oriel au premier plan, et une touche plus libre au flou parfois presque impressionniste, notable dans des visages à peine esquissés ou dans le rendu des sculptures du portail de la cathédrale, c’est surtout par la maîtrise de la lumière que Weysser impressionne ici ; elle confère, en effet, à la scène les contrastes qui la structurent et l’animent, ainsi que le montre la courbe verticale partant de ce qui semble être une caisse contre le trottoir, passant par l’auvent de la boutique dont le jaune capte et renvoie le soleil qui le baigne, puis par la blancheur des rideaux et enfin par le halo qui baigne la statue dans sa niche.
Huile sur carton, 35,2 x 24,3 cm, Strasbourg, Cabinet des Estampes et des Dessins
Photographie © Musées de Strasbourg
Sa seconde vue de la Maison Kammerzell possède un caractère d’esquisse beaucoup plus prononcé, avec une touche nettement plus imprécise, cette désinvolture apparente n’excluant néanmoins pas une construction de l’image soigneusement pensée. On peut y voir une sorte d’antithèse de la précédente, en ce qu’elle présente le bâtiment presque en entier, la cathédrale étant, cette fois-ci, réduite à un pilier qui théâtralise la scène en agissant comme le pan d’un rideau. Malgré les quelques nuages qui circulent dans le ciel, l’ambiance est fortement lumineuse et colorée : les nuances de brun et d’ocre orangée de la maison y éclatent, soulignées tant par la blancheur des rideaux que par le gris et le boisé clair des façades et des toits des maisons de la rue des Hallebardiers utilisée comme une coulisse, et rehaussées par les taches vertes et rouges de plantes que l’on ne prendra pas trop de risques à imaginer être des pélargoniums. On aurait pu croire que la plus grande vivacité de la facture et de la palette de couleurs aurait apporté à ce tableau un mouvement supérieur au précédent ; paradoxalement, il n’en est rien et s’il est difficile de déduire quoi que ce soit de passantes qui semblent presque des fantômes colorés, l’attitude de l’homme qui se tient en position d’attente à côté de l’attelage renforce le caractère suspendu d’une scène qui, malgré sa précision topographique, paraît baignée d’une atmosphère flottante, comme ces paysages qu’une chaleur et une lumière trop intenses semblent parer d’un halo tremblé d’irréalité dans lequel elles menacent à chaque instant de se dissoudre.
Par une curieuse coïncidence, l’année 1873 durant laquelle Weysser peint ses vues de Strasbourg est également celle qui voit la publication des Contes du Lundi d’Alphonse Daudet, contenant Alsace ! Alsace !, une nouvelle débordante de nostalgie qui se referme sur une vibrante évocation de la terre demeurée fertile et fidèle même après qu’un orage en a dévasté les moissons. Dans le même ordre d’idées, les Scènes alsaciennes composées par Jules Massenet moins de dix ans plus tard distilleront les impressions d’une région perdue parée de couleurs de cocagne qu’il faut reconquérir, comme le suggèrent les sonneries militaires de son dernier volet, intitulé Dimanche soir. On sait que la nostalgie changera de camp une quarantaine d’années plus tard, au prix de nouveaux affrontements, de ruines fumantes et de sang versé, épouvantables tributs si peu conformes au regard plein de tendresse que les artistes, quel que soit leur camp, ont porté sur des lieux dont chacun a su saisir assez de la poésie qu’ils dégagent pour nourrir son inspiration. Karl Weysser avait-il une obscure conscience de la fugacité de cette embellie pour chercher à en immortaliser ainsi toutes les couleurs ?
Accompagnement musical :
Jules Massenet (1842-1912), Scènes alsaciennes (Suite pour orchestre n°7, 1882) :
[I] Dimanche matin
[III] Sous les tilleuls
Orchestre National de l’Opéra de Monte-Carlo
John Eliot Gardiner, direction
Je tiens à remercier Florian Siffer du Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg (voir ici) et Catherine Paulus du service documentation-photothèque des Musées de Strasbourg.