Mais poursuivons sur le blindage ; il est encore d’une triple épaisseur. D’abord, des « notes préambulaires » ,pages 7 à 13, dans lesquelles le projet est doctement exposé, les notions-clés éclaircies, les références données (Deleuze, Federman, Genette…). Ensuite, on trouve au fil des pages, des notes, ou « scholies centrifuges », comme autant de bouées lancées au lecteur pour indiquer le sens, l’origine ou l’histoire d’un mot ou d’une expression. Ainsi, « centonifique » (p.75) entraîne une note plus longue que le poème lui-même, mais cela permet de lever une part d’ombre qui durait depuis la page de titre. Enfin, troisième et dernière plaque d’acier trempé, « le complexe Dubost », pages 117 à 131 : c’est une suite de citations directement empruntées à des auteurs présents dans les titres des poèmes : florilège, si on veut, protection rapprochée.
Tout ce blindage est-il gênant, rébarbatif, superfétatoire ? Non. La mise en pages est très claire, et le lecteur assez grand pour ne lire que ce qu’il veut et sauter les annexes si elles lui semblent inutiles. Mais entrons dans le tank : une suite de 99 poèmes en prose presque uniquement virgulée, assez courts, d’une ligne à une page. Ce sont des poèmes d’un souffle, forme assez fréquemment utilisée par Jean-Pascal Dubost dans ses livres précédents, donnant un rythme chahuté et lié à la fois. La syntaxe est malmenée, mais on ne perd jamais le fil : c’est l’avantage du poème bref. Par contre, le lecteur est vraiment mis à contribution, ou sommé de participer activement, par la saturation de citations (indiquées ou non), de néologismes, mots-valises, expressions populaires ou détournées, emprunts au latin, à l’anglais, à l’ancien français, aux langues régionales, aux patois… Un vrai festival de langue que Jean-Pascal Dubost n’avait jamais poussé aussi loin jusque là, me semble-t-il.
Ceci amène à la question de la poésie savante, lettrée, voire élitiste, et ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de poser le problème frontalement. L’auteur en est bien conscient quand, au détour d’une note, il répond par avance à l’accusation : « In fine, on pourra trouver l’auteur de la ci-présente scholie aussi pédant que les susdits rapetasseurs, on pourra le trouver un rien haut-cul mêmement, mais peu lui chaut, qu’on se le dise ! » (p.75) Je le disais, ça passe ou ça casse, chez Jean-Pascal Dubost. N’empêche que la question mérite réflexion : la poésie est-elle nécessairement savante ? On aurait tendance à répondre : oui. Savoir-faire, savoir lettré, on n’écrit pas sans boîte à outils. Même l’art brut relève d’un particulier savoir. Donc question réglée. Question seconde : quand la poésie savante devient-elle pédante ? Voilà qui est nettement plus compliqué. Quand elle se complaît à montrer son savoir, ou bien quand elle dépasse le seuil culturel de saisie par le lecteur ? Mais quel est ce seuil ? Où se place-t-il, et dans quelle mesure le poète est-il tenu de le respecter ? Doit-il avoir un « lecteur moyen » qui regarde par dessus son épaule et lui glisse « là, tu en fais trop » ? Et dans ce cas, ne devrait-on pas considérer comme apoétiques des œuvres dont le sens échappe tout autant au commun des mortels, sans provoquer de blessure narcissique pour cause d’inculture ? Si « Anne, par jeu, me jeta de la neige… » est un vers transparent, celui d’Eluard « La terre est bleue comme une orange… » ne demande-t-il pas un certain pré-requis culturel, littéraire, pour être saisi ? L’obscurité qui se loge dans l’histoire de la langue est-elle moins recevable que celle qui se place dans le maniement obscur d’une langue claire ? Rien n’est moins sûr. Et c’est très exactement le point pour Jean-Pascal Dubost : c’est la syntaxe et le vocabulaire qui peuvent faire difficulté, mais somme toute autant que chez Mallarmé ou Perse. Et son travail dans ce livre est sans doute moins vaniteux que celui des deux « maîtres » cités puisque le poète ici reconnaît des dettes et règle des comptes.
Un autre élément peut dérouter le lecteur : le lien, ou plutôt la difficulté à faire le lien entre le poème et son titre. Tous les poèmes sont titrés par un nom d’écrivain. Ils sont très divers dans leurs genres, dans l’espace et le temps, aussi : « Louise Labé, Blanchot, Rouzeau, Biga, Ginsberg, Shakespeare, Walser, Boddaert, Scève, Stein, Verlaine, Cliff, Pessoa, Chassignet, Villon, Ovide… On attendrait donc, à chaque fois, que le poème se réfère clairement à l’œuvre citée en titre. Il n’en est pas rien ; on peut trouver des recoupements ou tel ou tel détail renvoyant à l’écrivain cité. Mais le plus souvent, non. Pour donner un exemple, « Charles d’Orléans » : « Parfois souvent peut-être plus que de raison, on peut se sentir loin de sa propre langue que les autres vous parlent, et de tristesse bien renté, on laisse grandir en soi cet être-de-langue monstrueux qui nous éloigne 1° de vous 2° de tout 3° de tous Etc.° de quoi ? –» Tout se passe comme si l’écrivain cité ne l’était que comme une simple balise, un repère dans une trajectoire de lecture, mais que l’essentiel était au bout l’auteur Jean-Pascal Dubost. C’est de sa fabrique à lui dont il nous parle, de sa propre expérience d’écriture.
On aurait donc tort de considérer ce livre comme un pur jeu de grand rhétoriqueur, ou simple trissotinade, ou pochade de lettré, même s’il y a une bonne part d’humour dans ce travail. Plus profondément, je crois qu’il porte un triple refus, ou révolte ou colère. D’abord le refus d’une poésie lyrique poétique et poétoc : « j’ai tué la beauté, trop assise, j’ai tué l’âme en faisant l’âne, du moins je crois, j’ai tué mon corps, obligé, j’ai tué « Le Lac » dans un torrent de jurons, j’ai tué le détail, j’ai tué Inspir et Ation,(…) j’ai tué Alphonse et Lamartine et tant bien d’autres encore jusques y compris des toujours vivants » (p.107). Révolte aussi contre la vie qui nous est faite : « Et ça n’est pas parce qu’on meurt qu’on ne doit pas vivre « (p.35), mais « IL N’Y A AUCUN LEURRE D’ESPOIR A AVOIR » (p.103). Et c’est bien cette conscience d’un monde qui va vers sa fin à force de bêtise qui me semble dominer et justifier l’entreprise langagière. Si « le siècle, en raison des arrêts de travail qui perturbent le trafic entre le corps et l’esprit, n’accorde rien pour s’alléger de la mort et s’allécher de la vie » (p.38), si « un jour ou l’autre y aura plus rien, ça, au moins, c’est clarinette » (p.49), alors « les poèmes deviennent ce qu’ils sont et n’ont jamais été par avant et ce qu’ils font faire avec notre énergie potentielle »(p.109). Il s’agit bien ici de rassembler in extremis du bois pour le feu, et « forger une grammaire impropre à la consommation » (p.73). Ce livre apparaît alors comme le testament provocateur « d’un homme fatigué de vivre » (p.85) dans un monde inhospitalier autant qu’inconscient de filer à sa perte. Vu sous cet angle, le travail de ferrailleur de langue prend sens : non pas muséaliser, figer, mais activer la mémoire de langue pour montrer ce qu’elle recèle encore de ressources, de résistance. C’est bien répondre, d’une certaine façon, à la question de Bernard Noël : « Comment articuler ma phrase pour qu’elle refuse l’articulation du pouvoir ? Il faudrait un langage qui, en lui-même, soit une insulte à l’oppression. Et plus encore qu’une insulte, un NON. » (p.117)
[Antoine Emaz]
Jean-Pascal Dubost – et leçons et coutures
Editions Isabelle Sauvage – 132 pages – 20 €