Depuis déjà deux ans environ, l’euro subit des difficultés à la fois chroniques et variables selon les périodes. Aux périodes d’affolement des marchés succèdent les périodes d’accalmie que BCE ou divers mécanismes de secours permettent. Toutefois, ces derniers temps, malgré les présidentielles qui font souvent les unes médiatiques, les marchés financiers ont subi une nouvelle panique après le premier tour, notamment sur la situation espagnole et italienne. Ces pays et leurs difficultés touchent directement l’euro, qui n’est donc pas à l’abri d’une rechute malgré le récent Mécanisme Européen de Stabilité dont nous avons parlé en février dernier. De même, il faut évoquer le récent appel d’économistes franco-allemands à une « sortie paisible » de l’euro, qui nous amène donc dans cet article à nous plonger dans les causes structurelles des difficultés de l’euro actuel, à peine 10 ans après sa mise en service.
I : Pourquoi l’euro actuel ne marche pas ? Un euro critiqué par des économistes de différentes écoles
A. Par des économistes hétérodoxes, keynésiens, interventionnistes :
1) Jacques Sapir
Jacques Sapir, tout d’abord, critique l’euro dans sa conception même. Economiste plutôt « à gauche », il voit l’euro comme un facteur de dette pour les Etats en Eurozone, puisque cette monnaie les force à emprunter sur les marchés financiers. Il critique aussi cette monnaie qui empêche de réduire les écarts de compétitivités entre les différentes économies membres par une dévaluation. L’économiste ne s’arrête pas là : l’euro, par sa gestion et sa cherté, étouffe la croissance de la plupart des pays et aggravent le chômage et donc le déséquilibre des systèmes sociaux. La croissance des pays de la zone euro est évocatrice : sur la période 2001-2011, elle n’est que de 1,1 pour cent, en dessous de la moyenne de l’OCDE (1,8 pour cent). Il faut aussi souligner selon Jacques Sapir le fait que l’euro n’a pas rempli ses missions de confiance (qui s’est délitée à la première crise importante), de correction des inégalités entre les économies (inégalités qui se sont creusées selon lui) et de lutte contre la spéculation qui ne s’est que déplacée des taux de change aux taux d’intérêts.
En réalité, l’euro n’aurait profité qu’à l’Allemagne, qui a renforcé sa politique exportatrice : menant une politique de déflation salariale (contrairement aux autres pays européens), l’Allemagne a pu compenser ses pertes sur le marché mondial grâce à ses voisins européens en faisant en 10 ans plus de 1 000 milliards d’euros d’excédent commercial sur eux. Ces pays ont vu leur balance commerciale se déséquilibrer, leur croissance baisser et donc leur dette augmenter. La dévaluation, qui auraient pu compenser leur perte de compétitivité face à l’Allemagne, leur est bien sûr interdite par l’euro.
2) Joseph Stiglitz et Paul Krugmann :
Chez les keynésiens, deux prix Nobel d’économie ont des positions alternatives sur l’euro : Joseph Stiglitz conseille pour sa part à l’Allemagne de sortir de l’Euro et conseille aussi la mise en place d’eurobonds, tandis que Paul Krugmann considère que l’idée d’euro était défectueuse dès le départ en considérant l’économie de manière morale et en appliquant uniquement une austérité pour désendetter les Etats pénalisés et surendettés par l’euro.
3) Alain Cotta :
Enfin, Alain Cotta, plutôt hétérodoxe, pense qu’il faut « sortir de l’euro ou mourir à petit feu » comme il le dit dans cette vidéo : http://www.dailymotion.com/video/xhazij_alain-cotta-sortir-de-l-euro-ou-mourir-a-petit-feu_news.
B. Par des économistes libéraux :
Milton Friedmann, prix nobel d’économie et maître à penser du néolibéralisme avait prédit les défauts de l’euro, qui selon lui, allaient aggraver les divisions entre les pays européens et pourraient propager à l’ensemble de la zone les problèmes d’un seul pays… Ces dires nous évoquent bien sûr la situation actuelle de l’euro, fragilisé par la situation de la Grèce entre autres.
Attardons nous plus sur des économistes libéraux français et plus actuels, qui critiquent eux aussi l’euro.
1) Jean-Jacques Rosa :
Il y a tout d’abord Jean-Jacques Rosa, qui analyse les défauts de l’euro d'une manière similaire à Jacques Sapir : manque de souplesse en politique monétaire, taux de change inadapté à toutes les économies constitutives de l’euro, absence de transferts fiscaux. Il donne pour sa part raison aux eurosceptiques et critique la logique des blocs transnationaux qui ne peut tenir selon lui dans un contexte de mondialisation, qui nécessite de la souplesse et de la réactivité. Sa solution est simple : il faut d’abord pour lui dévaluer l’euro pour relancer les exportations en gagnant en compétitivité, puis ensuite revenir au franc. Cela permettrait de bénéficier des effets d’une dévaluation sans en faire les frais par une majoration de la dette extérieure. Il estime la solution de sortie de l’euro faisable dans la mesure où déjà beaucoup de pays sont sortis d’une monnaie unique (les pays d’Ex-URSS par exemple) et dans la mesure où la majorité de la monnaie est actuellement scripturale. Mais il faut envisager selon cette sortie de manière rapide, avant les autres pays du sud pour minimiser la dévaluation à opérer et donc la hausse de la dette extérieure.
2) Charles Gave :
Economiste libéral aussi, Charles Gave oriente son analyse de l’euro sur des sujets plus ciblés. Il pense que l’euro a été un échec financier, économique et politique. Financier, parce que la stabilité des taux d’intérêts pour des pays dont l’économie était différente a fait croire aux investisseurs que les obligations grecques valaient des obligations allemandes, ce qui est évidemment faux et on le voit bien actuellement. Economique, parce que l’euro a oublié les écarts économiques entre les pays de l’eurozone et a même accentué ces écarts de productivité, et qu’aucun mécanisme n’a compensé cet écart. Il en résulte selon lui l’endettement des pays par ce fait, et également par des taux d’intérêts artificiellement bas pour certains pays. Dans un graphique, Charles Gave nous montre d’ailleurs parfaitement que l’euro a accentué les différences de production industrielle entre l’Allemagne et l’Italie. Enfin, échec politique, car le but de l’euro était au début avant tout de limiter le poids de l’Allemagne en Europe et non de renforcer sa domination comme c’est le cas actuellement. Ainsi, Charles Gave désigne l’euro comme une « Nouvelle Ligne Maginot ».
-Charles Gave expose sa vision de l'euro sur BFM Business en décembre 2011-
3) Philippe Herlin :
Enfin, Philippe Herlin, chercheur en finances, critique aussi l’euro en tant que monnaie unique. Il pense que toute tentative de sauver l’euro annihilera le sauvetage de l’économie européenne qui est selon lui ce qu’il faut sauver avant tout. Pour ce faire, il propose comme d’autres, la transformation de l’euro en monnaie commune. Les pays comme la Grèce, l’Italie, le Portugal, retrouveraient leur monnaie nationale et une certaine marge de manœuvre selon lui, et restructureraient leur dette, toujours libellée en euros. Ils garderaient l’euro en monnaie d’échanges avec les autres pays européens.
II : Quelles solutions à prévoir pour l’avenir ?
A. Un changement de monnaie ?
Il s’agit là de la solution la plus concrète au niveau économique. Le but est de redonner aux Etats une monnaie qui correspond à leur économie et qu’ils peuvent gérer eux-mêmes de façon à répondre à leurs besoins économiques et commerciaux. Si certains critiquent avec véhémence cette solution, elle n’est pourtant pas irrecevable. En effet, elle ne signifierait pas un effondrement total du système (contrairement à une explosion incontrôlée de l’euro) et pourrait être un compromis entre Europe et Nations. Le compromis serait de garder l’euro en monnaie commune (et non plus unique) et de permettre aux pays d’avoir une monnaie nationale pour mener une politique monétaire. Cela permettrait de garder les avantages de l’euro actuel (suppression des frais de change par exemple) sans en avoir les inconvénients (carcan, manque de souplesse monétaire). Une telle solution avait été envisagée par les libéraux au début des années 1990 et par le Royaume-Uni. Des exemples de monnaie commune existent également dans le passé, comme l’Union Latine. Cette solution de monnaie commune est la plus évoquée chez les détracteurs de l’euro. Le retour pur et simple aux monnaies nationales, sans monnaie commune, n’est à ma connaissance évoquée par aucun économiste. Cette solution de monnaie commune fut reprise par plusieurs leaders politiques français : Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen.
D’autres économistes préconisent la mise en place d’un euro à plusieurs vitesses. Un euro-nord fort et un euro-sud faible. La France se situerait alors sans doute dans la zone euro-sud. Mais selon Philippe Herlin, cette solution est farfelue.
B. Plus d’Europe ?
Comme le dit Jacques Sapir, l’euro ne peut fonctionner dans une telle Europe, qui malgré son intégration déjà importante, n’est pas fédérale. Selon lui, la monnaie unique ne peut fonctionner que si les transferts financiers existent entre les Etats. Cela impliquerait donc une convergence économique encore plus forte entre les pays de l’Eurozone, ce que souhaitent la plupart des dirigeants des institutions européennes. Mais faire converger, voir uniformiser les économies de 17 Etats aussi différentes que l’Allemagne, la Slovénie ou le Portugal n’est-il pas quelque part une chimère ? Ces projets se heurtent aussi probablement au manque (voir à l’absence) de sentiment national européen. De toute évidence, le projet politique que fut l’euro s’est heurté à un fait : la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, concept développé par l’économiste Robert Mundell. En effet, l’euro cette zone ne bénéficie pas de transfert de capitaux automatiques entre les Etats, ni d’une mobilité des travailleurs, ni d’une corrélation entre les cycles économiques des différents pays. En quand bien même la question des eurobonds ou des transferts fiscaux serait évoquée, ces solutions seraient sans doute refusées par l'Allemagne. Les eurobonds ne permettraient pas de sortir de la spirale de la dette selon Philippe Herlin et n'entraîneraient qu'une mise en commun des dettes, tandis que les transferts financiers nécessiteraient des pays les plus riches qu'ils donnent des milliards d'euros aux pays les plus pauvres. Or les plans d'aides à la Grèce qui ont déjà occasionné de telles opérations n'ont pas vraiment réchauffé les relations entre les peuples allemands et grecs, c'est le moins qu'on puisse dire...
C. Que faire en cas de crise ?
1) Scénario catastrophe ?
Si l’euro a tenu déjà un certain temps, ce n’est pas uniquement parce qu’il est coriace face aux marchés, mais plus parce que les institutions européennes ont pour le moment tout mis en œuvre pour le sauver (à défaut de sauver réellement la Grèce). Les prêts consentis à la Grèce, les différents mécanismes de stabilité à l’échelle européenne ont permis de gagner du temps, sans pour autant changer quoi que ce soit aux défauts de l’euro. Il s’agit d’un risque énorme puisque l’euro actuel, sans aucun changement, ne pourra pas tenir et le fait qu’il soit maintenant le symbole de la construction européenne pourrait bien faire basculer l’Union Européenne lorsque celui-ci craquera…Au début de la crise des subprimes, ou même au début de la crise de la dette grecque, il paraissait incroyable de parler de fin de l’euro ou de sortie de l’euro. Les premiers à en avoir parler ont été plus ou moins marginalisés et peu écoutés, alors même qu’ils ont eu raison sur le défaut grec (qui a eu lieu de fait après les accords de Bruxelles en octobre 2011). Aujourd’hui, la chanson est toute autre. Le scénario de sortie ou de fin de l’euro semble aujourd’hui malheureusement de plus en plus probable, comme en témoigne ce rapport de Natixis, qui prend en compte ce scénario (au moins pour le Portugal, la Grèce et l’Espagne) : http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=63603.
2) Conseils de Philippe Herlin :
Si un tel scénario se déroule, Philippe Herlin a sur Atlantico écrit un article pour donner des conseils de protection de capital, menacé par une éventuelle faillite bancaire comme l’a connu l’Argentine il y a quelques années. Pour protéger son capital, l’économiste préconise donc le placement dans des valeurs sûres : immobiliers et or principalement, qui gardent une valeur intrinsèque. Concernant les billets, Philippe Herlin pense qu’ils auront plus ou moins de valeur en fonction de la banque centrale qui les gère. Il dit par exemple qu’un billet de 10 euros géré par la Buba (Bundesbank) vaudra plus qu’un billet de 10 euros géré par la Banque Centrale Grecque. Reconnaître ces billets est simple : il suffit de regarder la lettre précédant le numéro de série sur le billet. Si la lettre est U : il est français. Si c’est un X, c’est un billet français. Si c’est un Y, il est grec.
3) L’appel d’économistes franco-allemands :
Ce groupe est composé de Bruno Bandulet, Rolf Hasse, Wilhelm Nölling, Karl Albrecht Schachtschneider, Wolf Schäfer, Dieter Spethmann, Joachim Starbatty, Alain Cotta, Jean-Pierre Gérard, Roland Hureaux, Gérard Lafay, Philippe Murer, Michel Robatel et Jean-Jacques Rosa. Il s’est réuni à Lyon en 2011, puis à Düsseldorf le 27 avril dernier pour appeler les dirigeants européens à prendre acte de l’échec de la monnaie unique et à mener une politique d’urgence. Ils prônent le retour de monnaies nationales que les Etats pourront gérer eux-mêmes, tout en passant des accords bilatéraux ou multilatéraux pour créer une monnaie commune. Ils appellent les décideurs à créer un système monétaire européen avec une unité de compte européenne calculée sur la moyenne pondérée des unités monétaires nationales. Veiller à ce que les taux de changes aient une limite de fluctuation serait le rôle d’un institut monétaire européen. Les dettes publiques seraient converties en monnaies nationales et les dettes privées en unité de compte européenne. Rien n’est, selon les économistes, irréalisable, d’autant que l’histoire montre plusieurs cas de rupture de monnaies uniques.
Conclusion :
L’Euro en tant que monnaie unique a donc des défauts de conception que même les plus ardents défenseurs de la construction européenne (comme Jacques Attali) reconnaissent. Sa stabilité est plus que jamais remise en cause, et il convient de tirer les leçons de cet échec pour sortir du dogmatisme et revenir au pragmatisme et au consensus, sans lesquels la construction européenne ne pourra plus être cohérente. L’appel franco-allemand est symbolique : du couple franco-allemand dépend une grande partir de « l’aventure européenne ». Espérons que les hommes politiques en tiennent compte, avant qu’il ne soit trop tard... Car si une réforme de l’euro serait déjà douloureuse même de manière organisée, elle le sera bien plus si cela se fait dans le chaos et l’imprévu. Cet appel confirme ce que d’autres économistes ont déjà perçu avant, et même dès le début de la monnaie unique, qui était si prometteuse aux dires de certains…
Sources :
Les Forums
La Faillite de l'Etat : blog de Charles Gave
La Faillite de l'Etat
Les échos
Défis de l'Humanité
La Tribune
Prof en Campagne
Le Figaro
Atlantico
Atlantico