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Un an après Fukushima, les écrivains japonais s’insurgent

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Telerama 29/03/2012


Reportage | Depuis le 11 mars 2011, les autorités ont imposé une chape de silence sur Fukushima. Or, le mal nucléaire menace toujours. Les écrivains que nous avons entendus à Tokyo lancent un cri d’alarme.

Le 08/03/2012 à 00h00 -
Mis à jour le 29/03/2012 à 17h07

Marine Landrot

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Télérama n° 3243

Un an après Fukushima, les écrivains japonais s’insurgent

Tamura, le 23 février 2012, dans la préfecture de Fukishima, au Japon. Photos : Jérémie Souteyrat pour Télérama.

Certains portent des masques d’animaux en carton bouilli, d’autres des tee-shirts couleur jonquille bardés de sigles antinucléaires. Comme presque tous les 11 du mois qui ont suivi le 11 mars 2011, ils défilent dans Tokyo, scandant leurs slogans d’une voix calme et gutturale : « Genpatsu Hantai !… Sayonara Genpatsu ! » (« Non au nucléaire !… Adieu au nucléaire ! »)… La police a pris soin d’éparpiller le cortège en imposant des ramifications arachnéennes au trajet de la manifestation, partie du quartier de Harajuku, haut lieu de la mode psychédélique adolescente. Sous le regard indifférent des passants affairés à leur shopping frénétique, les manifestants avancent d’un pas décidé. Les plus âgés, qui ont défilé dans les années 1970 contre la présence des troupes américaines à Okinawa, remercient aujourd’hui les étrangers qui n’ont pas fui le Japon après la catastrophe, nom de code 311. Les générations intermédiaires ont du mal à se mobiliser. Au Japon, explique une dame du cortège, participer à une manifestation peut faire perdre son travail. Les plus jeunes sont venus de Koriyama, une ville proche de la centrale de Fukushima. « Le nucléaire ne peut pas cohabiter avec l’humanité ! », « Protégeons nos enfants ! », lancent-ils aux badauds, qui mordent avec gourmandise dans leurs crêpes fourrées à la crème chantilly et aux fraises, la spécialité de Harajuku.

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Kenzaburô Oé, lors de son discours aux manifestants, le 11 février 2012.

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Kenzaburô Oé, lors de son discours aux manifestants, le 11 février 2012.

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Kenzaburô Oé, lors de son discours aux manifestants, le 11 février 2012.

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Kenzaburô Oé, lors de son discours aux manifestants, le 11 février 2012.

Kenzaburô Oé :“J’appelle à l’abandon total du nucléaire.”

Tous les manifestants ont répondu à l’appel du Prix Nobel de littérature Kenzaburô Oé, figure majeure du combat antinucléaire au Japon, qui écrivait dès 1965, dans l’épilogue de son livre Notes de Hiroshima (coll. Folio) : « Quand les cellules sont détruites par la radioactivité, et que celle-ci a une incidence sur les gènes, alors il est tout à fait envisageable que l’humanité de demain ne soit plus faite que de créatures étranges et innommables. N’est-ce pas là, précisément, le tableau le plus noir, le plus effrayant que l’on puisse se former de l’apocalypse ? »

Dans son discours aux manifestants de Tokyo, Kenzaburô Oé propose aujourd’hui d’explorer un concept nouveau : « Quand on parle des effets de Fukushima, on aborde toujours la question sous l’angle politique ou économique. Jamais l’idée ne nous est venue de regarder le problème d’un point de vue éthique. Le mot est peu courant dans la langue japonaise. Or, nous avons l’obligation éthique de nous assurer que les êtres humains pourront vivre en paix dans le monde de demain. A l’image de l’Allemagne, le Japon doit opérer un changement radical de mentalité. Aujourd’hui, personne ne peut affirmer avec certitude qu’un accident nucléaire ne se reproduira pas. En revanche, j’ai de fortes raisons de penser que dans un futur proche un tel accident se reproduira. C’est pour cela que j’appelle à l’abandon total du nucléaire ! »

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Akira Mizubayashi, avec sa pancarte "non au nucléaire !", à la manifestation de Tokyo, le 11 février 2012.

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Akira Mizubayashi, avec sa pancarte “non au nucléaire !”, à la manifestation de Tokyo, le 11 février 2012.

Akira Mizubayashi : “Le Japon mérite le nom d’empire du Mensonge”

Parmi les manifestants, un homme en chapeau et manteau verts affiche un visage grave, tourmenté. C’est l’écrivain Akira Mizubayashi, auteur d’Une langue venue d’ailleurs (éd. Gallimard, 2011), un livre d’une délicatesse rare sur sa passion pour la langue française. « Fukushima, j’y pense tous les jours », avoue-t-il. L’auteur a participé à toutes les manifestations, dont il s’étonne que les médias japonais n’aient jamais rendu compte, pas même de la plus grande qui, un mois après la catastrophe, rassembla cent mille personnes. Seul le quotidien Asahi Shimbun trouve grâce à ses yeux.

Il le déplie pour montrer le dernier entrefilet qui l’a fait bondir : trois experts en nucléaire qui ont donné leur avis après la catastrophe avaient respectivement touché 4, 6 et 8 millions de yens de Tepco, la société qui exploite la centrale… Pour parfaire son information, Akira Mizubayashi lit aussi tous les jours le blog du professeur Hiroaki Koide, expert au laboratoire de recherche en énergie nucléaire à l’université de Kyoto : « C’est un homme admirable. Depuis quarante ans, il prévenait qu’un accident comme celui de Fukushima risquait de se produire au Japon. Il a été méprisé, maintenu au placard, sans aucun avancement de carrière, pour avoir passé sa vie à dire des vérités dérangeantes, s’emporte Akira Mizubayashi. En ce moment, il s’évertue à clamer que la piscine du réacteur 4 de la centrale est sur le point de s’effondrer, ce qui serait gravissime, jusqu’à Tokyo. Il a aussi le courage de dire que tous les aliments sont contaminés. Mais le Japon fait la sourde oreille. »

L’écrivain ne cache pas sa colère et son inquiétude, devant le chemin que prend son pays : « Le Japon, appelé autrefois l’empire des Signes, mérite aujourd’hui le nom d’empire du Mensonge ou de la Bêtise, un peu dans une inspiration flaubertienne. Surtout depuis le 16 décembre 2011, où le premier responsable politique a déclaré sans honte que tout était rentré désormais dans l’ordre, alors qu’on ne sait même pas ce qui se passe exactement dans les enceintes de confinement, alors que plus de quatre-vingt-dix mille personnes déracinées sont délaissées dans des conditions inacceptables, alors que les gens de Fukushima subissent une radioactivité vingt fois supérieure à la norme fixée par la loi, alors que… la liste est très longue. Le pays que je continue à habiter est un pays contaminé, de la terre que nous traversons aux aliments que nous consommons. Mais le plus grave, sans doute, c’est que la contamination va jusqu’à la langue. Les Japonais n’ont pas la culture du décodage. Nous sommes entourés de discours fallacieux. Je pense que c’est à la littérature précisément d’en dévoiler les ressorts et la mécanique. C’est à elle, entre autres, de déconstruire cette langue contaminée, dominante, ambiante… »

Un(e) anonyme : “Malgré tout, j’aime la mer, j’aime les gens”

Depuis le 11 mars 2011, la littérature s’est montrée prolifique et salutaire au Japon. Dès le lendemain de la catastrophe, des lectures ont été organisées dans tout le pays, et sur Internet. Parmi les livres très prisés, un album français pour la jeunesse, Moi j’attends…, de Davide Cali et Serge Bloch (éd. Sarbacane), qui a été offert aux sinistrés du Tohoku, la région la plus touchée. L’histoire retrace tous les vides de l’existence, toutes les parenthèses, toutes les suspensions qui mènent à la mort… et à la naissance d’autres êtres. L’illustrateur français vient de faire les dessins d’un calendrier dont chaque page affiche un haïku d’une victime du tsunami : « Au lieu de compter les choses que j’ai perdues, je vais vivre avec celles qui restent », « Malgré tout, j’aime la mer, j’aime les gens »… De nombreux anonymes se sont mis à écrire sur Internet, prisant le tanka, ce poème en cinq lignes, sans rimes, simple et direct, en prise sur les sensations quotidiennes.

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Tokyo, 11 février 2012, manifestation antinucléaire. Pour l'écrivain Keijiro Suga, "la société japonaise, très consensuelle, interdit de sortir du rang".

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Tokyo, 11 février 2012, manifestation antinucléaire. Pour l’écrivain Keijiro Suga, “la société japonaise, très consensuelle, interdit de sortir du rang”.

Keijiro Suga : “Il est urgent de briser la loi du silence”

Quant aux écrivains reconnus, ils ont tous participé à des collectifs rassemblant leurs textes, comme l’ouvrage Ce que murmure la bougie, dans lequel trente et un auteurs ont écrit de courtes contributions à lire à la lueur d’une flamme. « Les écrivains ont une grande responsabilité aujourd’hui, ­explique Keijiro Suga, qui a en partie ­supervisé le projet. Le fait que les roman­ciers aient, dès le 27 mars 2011, organisé des lectures dans tout le Japon a été critiqué. Cette rapidité était une forme de protestation contre l’atmosphère pesante, à la limite de la ­censure. La société japonaise a la particularité d’être très consensuelle, d’interdire de sortir du rang. Il est difficile d’exprimer sa propre opinion, car la bienséance veut qu’on se rattache toujours à un groupe. Au cours de l’année qui vient de s’écouler, j’ai senti cette force plus puissante que jamais. Il est urgent de briser la loi du silence. »

Hiromi Kawakami : “L’humanité va disparaître”

Farouche, d’une sensibilité écorchée, la romancière Hiromi Kawakami (La Brocante Nakano et Le Temps qui va, le temps qui vient, éd. Picquier) est vite sortie de sa réserve après la catastrophe. Dans la semaine qui a suivi, elle a rédigé pour Télérama un texte aussi violent que bouleversant. Puis, en proie au doute et à la culpabilité face à la vanité du métier d’écrivain, elle s’est livrée à un étrange exercice. Dans un élan de peur et de colère, elle a réécrit l’un de ses premiers livres. A l’origine, il s’agissait d’un conte très court sur la rencontre d’une femme et d’un ours, qui pique-niquent au bord d’une rivière. Dans la nouvelle version, la rivière est polluée, la femme porte des vêtements spéciaux contre la radioactivité, et tous les enfants ont été évacués de la région.

Hiromi Kawakami donne rendez-vous dans un café chic de Tokyo, au sommet d’un building, à la tombée de la nuit. En pantalon de smoking et chemise blanche à jabot, une fleur noire en guise de nœud papillon, elle s’apprête à partir au mariage d’un ami. Elle confesse son « désespoir tranquille » et lâche, une fêlure dans le sourire : « A moins que toutes les nations ne décident de renoncer au nucléaire, s’il n’y a pas de volonté universelle, le combat n’a pas de sens. Je pense que l’humanité va bientôt disparaître. C’est difficile de trouver les mots pour dire la certitude que nous courons à notre perte. Pourtant, un an après la catastrophe, je suis fascinée par l’aspect foudroyant du désir de vivre. Je trouve extraordinaire que, même si notre sens de la mort s’est brusquement intensifié, notre attachement à la vie soit plus fort que tout. On veut vivre, on veut rire. Ce mystère sera au coeur de mes prochains livres. »

Dehors, le crachin humecte les vitres fumées. Sur les tables, des tartelettes bombent leurs fruits. Pluie, nourriture : chacun sait que la radioactivité peut passer par ici, mais un modus vivendi s’est silencieusement imposé, entre acceptation et déni. Beaucoup de Japonais consomment les produits de Fukushima par solidarité, d’autres par ignorance. Il n’est pas de bon ton de se méfier de la nourriture proposée, et dans les cantines d’école, obligatoires pour les enfants, rares sont les parents qui osent demander la provenance des ingrédients.

Genyû Sôkyû : “Les habitants autour de la centrale, tels des Juifs errants…”

« Le Japon est membre de la CIPR (Commission internationale de protection radiologique) mais, en même temps, on parle beaucoup du phénomène d’hormèse, la stimulation des défenses biologiques par des agents toxiques. Au Japon, ce qui est sans doute assez inimaginable en Europe, on se baigne dans des sources thermales au radon, on boit de l’eau fortement radioactive parce qu’elle serait particulièrement bonne. Il serait nécessaire de se rassembler à une même table pour faire le point sur ce que signifient vraiment toutes ces doses radioactives », pense Genyû Sôkyû. Moine boud­dhiste dans un temple situé à 45 kilomètres de la centrale de Fukushima, il est aussi l’auteur de livres envoûtants et profonds comme Vers la lumière (éd. Picquier), splendide divagation sur l’agonie d’une femme atteinte d’un cancer du foie. Genyû Sôkyû a ­accepté de faire partie du comité ­gouvernemental de réflexion sur la ­reconstruction des régions sinistrées, pour « aborder des problèmes de Fukushima dont le préfet ne pouvait pas parler, comme la question des animaux domestiques et d’élevage abandonnés dans le rayon de 20 kilomètres, ou le futur des habitants autour de la centrale, dans une situation comparable à celle de Juifs errants. »

Mais c’est surtout par l’écriture que le moine soulève des montagnes. Ses propositions écrites au gouvernement l’ont amené à tenir la rubrique « Vivre avec la radioactivité » dans la revue Shinchô 45, et à publier deux essais, La Force du transitoire et Vivre à Fukushima. Enfin, depuis le mois de janvier, il a réussi à romancer la catastrophe, avec deux courts romans : « L’un est l’histoire d’un petit garçon de 3 ans dont on recherche le père, par le biais des analyses ADN des corps retrouvés dans les décom­bres ou dans la mer. L’autre décrit l’impossibilité d’arriver à un consensus en matière de radioactivité. C’est la première fois que je traite du nucléaire dans un roman. Jusqu’à présent, je n’avais pas pu le faire… »

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Depuis la catastrophe, Hideo Furukawa, auteur de romans futuristes ne parvient plus à écrire…

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Hideo Furukawa : “Vers quel point se diriger dans le temps ?”

Auteur de romans futuristes et catastrophistes très remarqués par la critique japonaise (dont Alors Belka, tu n’aboies plus ?, qui vient de paraître en France chez Picquier), Hideo Furukawa s’est trouvé lui aussi paralysé à l’idée d’écrire une fiction après le 11 mars. La fièvre prémonitoire de ses œuvres a créé chez lui un profond sentiment de malaise : « Le fait que j’aie prévu les événements m’en rend responsable. La vision est une responsabilité, même si cela ne signifie pas que j’aie eu tort d’imaginer une catastrophe pareille. » Originaire de Fukushima, il a de grandes affinités avec le chat de sa maison familiale, qui s’est mis à tourner à toute vitesse sur les murs, « comme dans Matrix », quelques minutes avant le tremblement de terre, dans un spectaculaire accès de panique annonciatrice.

Depuis l’accident de la centrale, Hideo Furukawa est retourné sur place plusieurs fois. Son regard s’éclaire de la lueur blanche, fixe et tranchante de ceux qui ont entrevu l’inconcevable : « Mon corps et mon cœur se sont déchirés physiquement. J’ai erré dans un monde indescriptible, sans hommes, où les chevaux, les chiens, les vaches, les chats sont en train de revenir à l’état sauvage. Au loin, dans les montagnes, tellement contaminées qu’aucun être humain ne peut s’y rendre, j’ai vu s’élancer de branche en branche des singes équipés de dosimètres, relâchés à titre expérimental. L’homme, qui se dit supérieur aux singes, ne peut qu’avoir de la considération et de la reconnaissance pour eux. Dans la cour de mon ancienne école, on a installé un appareil qui va mesurer les radiations pendant quarante ans. Quarante ans ! Comment écrire dans cette optique ? Vers quel point se diriger dans le temps ? Cela a renforcé ma conviction qu’il ne faut pas écrire à la légère. Il faut continuer à voir loin dans le temps, et à s’interroger. »

Humble et magnétique, Hideo Furukawa pèse ses mots. Les silen­ces qui trouent sa parole, dense, urgente, hallucinée, sont une révérence au doute. « A toutes les personnes qui glosent sur l’accident ­nucléaire, j’ai envie de demander : avez-vous trouvé la question réelle ? Qu’était cette catastrophe ? Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? Donner des réponses est illusoire. Cela permet de fuir, d’oublier. On a l’impression de les avoir trouvées soi-même, alors qu’on ne fait que les choisir parmi un tout petit panel de réponses préexistantes. Pour moi, le travail du créateur, ce n’est pas de fournir une réponse, c’est de garder la question éternellement vivante.



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