Comme se plaisent à le souligner les deux auteures de cet album, Jeanne d’Arc, depuis sa mort, a été maintes fois récupérée par les politiques de tous bords. Et, dans le genre, on pourrait aussi faire le parallèle avec Vercingétorix, même destin fulgurant (on ne connaît vraiment qu’une seule année de leurs existences respectives), même sacrifice « national » (bien que, dans les deux cas, la notion de nation soit extrêmement floue), même récupération largement posthume par des politiciens en mal de légitimité publique et populaire. Et la récente « OPA » du Front National sur la figure mythique de Jeanne d’Arc ne peut que nous rappeler celle de Napoléon III sur celle de Vercingétorix, avec les mêmes arrière-pensées douteuses.
Mais trêve de politicaillerie à deux sous, Valérie Mangin, la scénariste, et Jeanne Puchol, la dessinatrice, nous proposent leur propre vision de l’épopée de la « Pucelle d’Orléans », et ça risque de faire tousser du côté des bas du front d’un certain parti bleu marine, ce qui, je dois humblement l’admettre, n’est certes pas pour me déplaire, tout comme, du moins je l’imagine, ne les connaissant pas personnellement, aux deux auteures de cet ouvrage (sinon, elles n’auraient probablement pas traité le sujet de cette manière).
Premièrement, elles font de Jeanne d’Arc une sorte de militante féministe avant l’heure. Celle-ci, dès ses années d’enfance dans son village de Domrémy, si elle ne sait encore rien de son destin, est déjà sûre, en revanche, de ce qu’elle ne veut pas devenir. Pour elle, pas question de suivre la voie toute tracée par les conventions sociales qui régissent la société rurale du Moyen-Age pour toute petite fille qui se respecte. Pour Jeanne, pas question de garder des moutons toute sa vie, pas question d’être mariée à un homme qu’elle ne désire pas, pas question de n’être qu’une procréatrice patentée, bref, pas question de se couler dans un moule défini par avance, immuable, et serti de barreaux sociétaux aussi solides que s’ils étaient réellement faits de métal. D’ailleurs, dès les premières pages de l’album on assiste à une partie de chasse au lapin où Jeanne prend d’ores et déjà les choses en main, son petit frère, pourtant censé être « l’homme », ne faisant que suivre le mouvement, de manière fort maladroite d’ailleurs. Et, dans ces mêmes premières pages, on apprend aussi que Jeanne est plus que fortement attirée par son amie d’enfance, Marie. Dès lors, dans une société où l’emprise de la religion catholique fait force de loi, ces penchants à la fois autoritaire et amoureux, ne peuvent évidemment que conduire la petite Jeanne sur la voie du péché, voire de l’hérésie, ce qu’elle apprendra bien des années plus tard.
Et ce ne sont pas les fréquentes visites que Jeanne rend à « La Vieille » qui risquent d’améliorer sa réputation au sein d’un village où, par définition, tout se sait, même ce qu’on voudrait cacher. La Vieille, qui vit en paria (même le curé n’ose pas approcher de sa cabane), crainte comme la sorcière que chacun voit en elle. Et sorcière elle l’est, effectivement. Et voilà posée la deuxième pierre de l’édifice scénaristique de Valérie Mangin. Point ici de voix soi-disant divines, ou au minimum angéliques, incitant Jeanne à partir bouter l’anglois hors de France, mais bel et bien un vrai travail de sape de toute une société de sorcières, qu’on devine remonter à l’animisme druidique des Celtes, au bas mot, visant, à long terme, à prendre le pouvoir sur l’humanité. Malgré quelques réticences, Jeanne acceptera finalement d’être formée à la sorcellerie, et, mieux que ça, elle acceptera aussi et surtout d’être elle-même sacrifiée en échange d’une année (et une seule) de vie héroïque, puis, mieux que tout, d’une éternité de reconnaissance symbolique et de réputation universelle.
Dès lors le destin de Jeanne ne lui appartient plus. D’abord récupérée (déjà) par le pouvoir royal et par l’église catholique, avant d’être trahie par les deux, son épopée guerrière ne va durer qu’une année en tout et pour tout, d’avril 1429 à mai 1430, et encore, la moitié seulement, jusqu’à son échec aux portes de Paris à l’automne 1429, sous la bannière royale, puisqu’ensuite elle conduira sa propre armée sans le soutien de Charles VII, en mercenaire « free lance » comme on dirait aujourd’hui. Faite prisonnière par les Bourguignons le 23 mai 1430 elle sera vendue aux anglais dont l’un des alliés, l’évêque de Beauvais Pierre Cauchon, va instruire son procès du 21 février au 23 mai 1431 (symboliquement on notera que la fin de son procès coïncidera avec la date anniversaire de sa capture). Accusée essentiellement d’hérésie elle finit sur le bûcher le 30 mai, elle avait entre 18 et 19 ans (si l’année de sa naissance est estimée à 1412, on n’en connaît pas le jour précis).
Ça, c’est évidemment la version officielle, qui soulève d’ailleurs à elle seule déjà bien des interrogations, y compris de son vivant. On peut effectivement s’interroger sur la raison qui aurait pousser le dauphin Charles, même pas encore roi, et lui-même en proie à une rumeur persistante prétendant qu’il n’était qu’un bâtard et non le fils légitime de Charles VI, à confier une partie de sa faible armée à un personnage qui n’était ni militaire, ni noble, ni expérimenté (Jeanne n’avait que 16 ou 17 ans si l’on s’en tient à la version officielle), ni, surtout, dans une société patriarcale comme l’était le Moyen-Age européen, un homme. Si l’on se replace dans le contexte de l’époque ça fait quand même beaucoup de conditions quasiment impossibles à réunir et qui l’auraient pourtant été. Certes le chaos qui règne alors sur le territoire français (on est en pleine Guerre de Cent Ans et les anglais ont envahi une bonne partie du territoire, avec le soutien de la Bourgogne) ainsi probablement que dans la tête du dauphin peuvent, après tout, expliquer pourquoi ce dernier ait pu agir de manière aussi peu rationnelle a priori. Après tout, il n’avait rien à perdre que ce qu’il avait déjà perdu. On notera d’ailleurs que Jeanne d’Arc était loin de faire l’unanimité au sein même de l’état-major du dauphin finalement devenu roi. C’est d’ailleurs évoqué dans l’album. Un scepticisme qui prévalait également au sein de l’Église qui voyait d’un fort mauvais œil l’arrivée de cette petite paysanne prétendant que pas moins de trois archanges, et pas des moindres dans le cas de Saint Michel, dûment cité dans la Bible (Catherine et Marie étant elles des converties, on peut croire que leur statut fût un tantinet moindre, mais quand même, archanges elles étaient aussi), prétendant que trois archanges donc venaient régulièrement depuis plusieurs années lui dire que son destin était de libérer de l’occupation anglaise deux des villes les plus importantes du royaume, Orléans et Paris, et, accessoirement, de faire couronner un roi. C’est sûr, ça a dû jeter un sacré pavé dans la mare ecclésiastique de l’époque.
Donc, oui, Jeanne d’Arc fut, de tout temps, un personnage pour le moins controversé. Alors, après tout, si, d’un côté, l’on admet qu’elle ait pu converser directement avec des archanges, pourquoi ne pas admettre, d’un autre côté, qu’elle ait pu tenir ses pouvoirs de sa qualité de sorcière. L’histoire développée par Valérie Mangin et Jeanne Puchol vaut bien celle qu’on nous sert abondamment dans les livres du même tonneau. D’autant qu’elles ont su la rendre crédible, notamment en gardant présent à l’esprit le souci du détail historique (même pour une fiction), ce qui n’est pas le moindre des atouts de cet album. J’imagine que les auteures ont dû sérieusement se documenter sur la vie quotidienne, aussi bien rurale que noble, et sur l’art militaire de cette période afin de les restituer au mieux. Et, en ce sens, le dessin expressif et précis de Jeanne Puchol nous fait pénétrer au cœur même de l’action, qu’elle soit guerrière ou intimiste. Parce que c’est là l’autre force de cette histoire. Les scènes de batailles sont rares, parcimonieuses, et le plus souvent suggérées (on est loin de la vision assez gore de Luc Besson), les auteures préférant se focaliser sur les débats intérieurs qui animent Jeanne tout au long de l’album, et donc de sa vie, depuis ses primes atermoiements à devenir sorcière ou non, jusqu’à ses interrogations une fois le pacte funeste accepté (bien que dûment initiée elle peut encore croire qu’elle aura la possibilité de passer outre son « deal » avec les anciens dieux et ainsi se sauver du sacrifice), sans parler de ses émois « amoureux », depuis sa tendre sympathie pour son amie d’enfance Marie jusqu’à sa rencontre avec Gilles de Rais sous le charme duquel elle va littéralement tomber, même si la réciproque ne sera pas aussi évidente.
Au passage il est intéressant de noter que, pour son scénario, Valérie Mangin s’appuie sur des rumeurs qui couraient déjà à l’époque et qui prétendaient que Jeanne et Gilles furent amants. Même si l’on ne saura jamais la vérité sur la question, il est un fait certain, c’est que Gilles de Rais fut profondément marqué par sa rencontre avec Jeanne. Petit-neveu de Du Guesclin, il embrasse évidemment une carrière militaire qui se révélera brillante puisqu’il y gagnera le titre de Maréchal de France. En 1427, à 23 ans, il se met au service du dauphin, le futur Charles VII, pour le compte de qui il remportera d’éclatantes victoires. C’est donc tout naturellement qu’il deviendra l’un des capitaines de Jeanne d’Arc quand celle-ci se verra confier une armée par le dauphin. Plus âgé de seulement huit ans, on prétend qu’il était plutôt bel homme, et que son dévouement à Jeanne était total, d’où ces rumeurs de liaison. Suite à l’échec de la prise de Paris, Charles VII retire son soutien à Jeanne. Gilles de Rais, fidèle au roi, préférera rester à son service et ne suivra donc pas cette dernière dans son projet de commander sa propre armée. Il remportera encore plusieurs victoires notables, partageant son temps entre les champs de bataille et ses terres du Poitou. En 1440 il entre en conflit avec l’Eglise, à qui il aurait pris de force quelques possessions. Il n’en faudra pas plus à cette dernière pour accuser Gilles de Rais de sorcellerie, d’assassinat et de sodomie. On ne faisait pas trop dans la nuance. Une Église qui, malgré les sérieux doutes qui subsistent encore aujourd’hui quant à ces accusations, les preuves étant loin d’être irréfutables, obtiendra quand même la condamnation de Gilles de Rais. Celui-ci sera pendu puis brûlé. Il avait alors 36 ans.
A posteriori, cette condamnation de Gilles de Rais va poser un sérieux problème à cette même Église qui, dix ans après la mort de Jeanne d’Arc, vient de découvrir qu’elle pouvait utiliser cette dernière, et surtout sa mort, à des fins de propagande. Oui mais voilà, comment faire cohabiter, au niveau de l’Histoire, une future Sainte avec un criminel comme Gilles de Rais, du moins tel qu’on venait de le faire passer lors de son procès. Il est plus que probable qu’on réécrira largement la dite Histoire à cette occasion, en faisant de Gilles de Rais le monstre qu’il était devenu seulement après qu’il ait combattu aux côtés de Jeanne, insistant au passage sur son caractère violent, voire sanguinaire au combat (ce qui était probablement vrai, mais j’imagine que le concept de guerre propre, au Moyen-Age, devait être, de toute façon, assez abscons et fort loin de la réalité et du vécu). Et puis, surtout, alors qu’il était apparemment fort croyant, comme tout le monde à l’époque, on finira par en faire un chrétien plus que modéré, pour ne pas dire à la limite de l’hérésie (tant qu’on y était, une accusation de plus ou de moins dans une liste déjà fort longue, ça n’allait pas faire une grosse différence). C’est pourtant ce même homme qui, en 1435, financera la représentation du « Mystère du siège d’Orléans » (les mystères étant alors les seules représentations artistiques autorisées par l’Église), dans lequel il avouera sans ambiguïté toute l’admiration qu’il vouait à Jeanne d’Arc. Alors, monstre ou bouc émissaire ? Dans l’album, Valérie Mangin et Jeanne Puchol montreront le dilemme auquel aurait été soumis Gilles de Rais, le fervent croyant se mortifiant sans cesse pour expier ses supposés péchés, mais aussi l’homme littéralement envoûté par la Jeanne sorcière de l’histoire. Là encore une élégante façon de faire cohabiter l’Histoire et la fiction.
Cet album est fort bien écrit, excellemment dessiné, et s’intéresse plus à la psychologie des personnages, Jeanne bien sûr, mais pas seulement, les « seconds rôles » sont, eux aussi, très fouillés et approfondis, qu’à l’épopée guerrière et héroïque en elle-même, qui ne sert finalement que de toile de fond à une histoire beaucoup plus humaine que la touche de fantastique adoptée par le récit ne pourrait le laisser supposer. Le fantastique est avant tout au service des personnages, et pas l’inverse. Et puis n’oublions pas que le fantastique, au Moyen-Age, était encore bien présent dans l’esprit des gens. C’est grâce à lui qu’on « expliquait », à l’époque, ce qu’on ne comprenait pas vraiment. Et fantastique elle a dû le paraître à bien de ses contemporains l’épopée de Jeanne d’Arc, la petite bergère de Domrémy, la Pucelle d’Orléans. Alors, pourquoi pas encore aujourd’hui ?