Titus - Eric Kerjean, comment en êtes-vous venu à vous intéresser au personnage de l'amiral Canaris, le maître espion de Hitler ?
Eric Kerjean - J'étais en thèse, en histoire antique, et j'ai arrêté. Parallèlement, j'ai décidé de postuler à la DCRI, la Direction centrale du renseignement intérieur. En attendant, je me suis dit qu'il valait tout autant continuer mes études et aller faire un master en histoire contemporaine. Je voulais un sujet en rapport avec le renseignement et l'Allemagne nazie. Cette dernière est toujours présente en effet, surtout quand on habite à Brest. Et là est apparue la figure de Wilhelm Franz Canaris, qui dirigeait les services secrets militaires. C'est important de le préciser; cette entité était liée à l'armée. Il a dirigé cette structure, qui s'appelait l'Abwehr, de 1935 à février 1944. Mon idée était donc d’en faire une biographie, et de voir comment il était possible de résister à l'intérieur de l'Allemagne nazie.
Depuis la guerre, les biographies ont surtout donné l'image d'un homme qui, tout en étant responsable de l'Abwehr, était un résistant et un traître à Hitler. Vous avez cherché à démontrer qu'il s'était en réalité approché de la résistance pour mieux la contrôler...
En 1933, Hitler arrive au pouvoir et il élimine assez rapidement la résistance dite de gauche, les communistes et les socialistes. Il reste bien sûr, au sein de cette résistance, toute une frange de la droite conservatrice. Et en 1938, avant le début de la Seconde Guerre mondiale, émerge une opposition à Hitler, précisément dans le milieu de l'armée, là où est présent Canaris. Et, surtout, elle émerge au sein des services secrets militaires. Les hommes qui sont sous la direction de Canaris viennent le voir pour qu'il participe à leur opération. Et lui décide, à partir de ce moment-là, plutôt que de tout de suite s'opposer à eux et de les arrêter, de faire semblant de participer à leurs projets, pour s'infiltrer, devenir un espion au sein de la résistance à Hitler.
Il y a eu jusqu'ici assez peu de biographies de Canaris. Comment l'explique-t-on ?
Il y a eu un certain nombre de biographies qui ont paru en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis. Il y en a une seule écrite par un Français, André Brissaud, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'une biographie mais plutôt d'une hagiographie. C'est un éloge, du début à la fin, de tout ce qu'a fait Canaris. Les raisons pour lesquelles il a été pour l'instant présenté comme un résistant, c'est lié à ce qui s'est passé à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu notamment le procès de Nuremberg, et Canaris y a été présenté comme un résistant par le seul survivant qui appartenait à l'Abwehr...
Erwin von Lahousen...
Tout à fait. Lahousen dirigeait les services secrets autrichiens avant qu'Hitler envahisse l'Autriche et rassemble l'Autriche et l'Allemagne. Et il a donc rejoint Canaris. Lahousen est loin d'être un personnage très "clean" et il le présente à Nuremberg comme la figure tutélaire de la résistance.
Le cinéma a lui aussi beaucoup contribué à construire l'image du résistant Canaris, non ?
Le premier film consacré à l'Allemagne qui s'était opposée à Hitler, est sorti en 1954. Il s'appelait "Canaris", et prenait pour figure l'amiral. Je crois qu'en français, il y avait un sous-titre qui disait "Une vie pour l'Allemagne", quelque chose comme ça. La légende a ainsi continué de grossir. En Angleterre, un journaliste a écrit un livre présentant Canaris comme au service de Sa Majesté la reine Elizabeth II, parce que, soi-disant, il aurait notamment évité à Churchill de succomber dans une opération destinée à l'abattre. Il y a aussi cette nécessité, je crois, pendant la guerre froide, dans l'Allemagne de l'Ouest, et dans l'Europe de manière générale, de trouver des Allemands qui étaient au sein du régime et qui étaient opposés à Hitler. Il y a beaucoup de gens aussi, qui ont travaillé pour Hitler et qui ont continué, une fois la Seconde Guerre mondiale finie, de travailler pour leur pays qui, cette fois-ci, était devenu totalement démocratique. Je pense que c'est quelques raisons qui peuvent expliquer ce statut qu'a encore Canaris. Il faut savoir qu'à Berlin, il y a le musée de la Résistance, qui est situé rue de Stauffenberg, du nom de l'homme qui a accompli l'attentat du 20 juillet 1944. Lorsqu'on visite ce musée, dans le petit livret fourni à l'entrée, on voit que Canaris y est encore présenté comme membre de la résistance.
Comment expliquez-vous le fait que Canaris soit fait prisonnier sous l'impulsion d'Himmler et soit finalement pendu ? Cela n'est-il pas contradictoire avec le fait qu'il ait été, si l'on en croit votre thèse, un ardent militant de la cause nazie ?
Est-ce que ce n'est pas un aspect que vous voudriez développer dans une réédition de l'ouvrage ?
Absolument. Il y aura probablement une édition de poche. Nous n'en savons rien pour l'instant, mais il est probable qu'il y en ait une, et pour celle-ci, j'espère pouvoir étayer le dernier chapitre. Parce qu'avec l'aide d’un autre historien, le seul biographe français d'Hitler, François Delpla, il y a d'autres pistes qui se dégagent pour être plus précis. Il y aurait sans doute à apporter plus de précisions, mais je ne l'ai pas fait parce que ça n'était pas clair dans ma tête. Ça embrouillait plus qu'autre chose. Je trouvais, pour l'instant, qu'il valait mieux se contenter de ça. Donc, il y aura sans doute une réécriture de ce chapitre, d'ici un ou deux ans. Et dans un autre livre, Canaris va apparaître également, donc si je n'ai pas l'occasion de le faire pour l'édition de poche, ça se fera à ce moment-là.
Votre livre se lit comme un roman d'espionnage où transparaît, en filigrane, un personnage vraiment trouble. Est-ce l'impression que vous retirez de vos années d'enquête sur l'individu, qu'à force de jouer double jeu, un tel destin était inéluctable ?
Et son admiration pour Hitler, aussi, peut-être...
Bien sûr, et au-delà de son amitié pour les résistants et de son admiration pour Hitler, il y a cette autre idée de l'Allemagne...
Vous l'expliquez bien en début de votre ouvrage. On voit qu'il s'inscrit en réaction à la fin de l'ancien régime, dès la fin de la Première Guerre mondiale...
C'est ce qui marque sa vie le plus profondément, en effet. Canaris était sur un sous-marin à la fin de la Première Guerre, et il a débarqué à Kiel où il a vu que le monde qu'il avait connu, le Reich, donc l'Empire, n'existait plus. C'était la défaite, et cela représente un traumatisme absolu chez Canaris. Lui trouve un moyen de le dépasser en adhérant au courant contre-révolutionnaire. Et sa volonté a toujours été de reconstruire l'Allemagne telle que lui l'avait connue avant cet écroulement. C'était une utopie, et je me demande dans quelle mesure il ne s'en est pas rendu compte au fur et à mesure de son travail pour Hitler. Il y a un peu de désenchantement, aussi, mais ça je le dis moins.
Pour mener vos recherches, vous vous êtes rendu en Allemagne...
C'est là où tout s'est joué. Car quand j'ai commencé de travailler sur Canaris, je voulais parler d'un bonhomme – d'un bon – homme – qui avait résisté. Et je me suis rendu en Allemagne, à Munich, à l'Institut d'histoire contemporaine, où se situe une bonne partie des archives concernant Canaris. On y trouve des documents qui montrent que l'amiral a reçu la protection d'Himmler concernant au moins trois ou quatre opérations. Ça m'a amené à me poser des questions. Il y a aussi des documents liés à une tentative d'attentat contre Hitler qui s'est déroulée en mars 1943. On voit que quelques jours avant cette date, Canaris, avec quelques résistants, s'est rendu au camp de Smolensk, qui se trouve aujourd'hui en Biélorussie, qui était l'un des postes avancés de l'armée allemande dans sa lutte contre l'URSS. Il arrive là-bas les 9 et 10 mars et il livre des explosifs au groupe de résistants, des explosifs qui ont servi à l'attentat contre Hitler. Et, comme par hasard, il a échoué. Donc, mon hypothèse, c'est que Canaris a livré des explosifs qui ne pouvaient pas exploser, pour protéger Hitler. Et à partir de là, pour qu'il y ait une cohérence, parce qu'on ne peut pas à la fois être un résistant et pouvoir empêcher la résistance d'agir, je crois que la ligne qui explique beaucoup des comportements de Canaris, c'est celle-ci. Canaris a intégré la résistance pour l'empêcher d'agir.
Quel accueil avez-vous reçu en Allemagne ?
Quelles ont été les réactions à votre ouvrage, jusqu'ici ?
Il y a eu deux ou trois réactions négatives, dont une, d'un agrégé qui travaille à Bonn. Il ne s'est pas directement adressé à moi mais est passé par Internet. Selon lui, je dis n'importe quoi et ma thèse est fausse. Je crois que ce qui chagrine ce monsieur, c'est que je remets certains choses en cause. C'est difficile, je pense, pour ce genre de personnes, d'accepter qu'on puisse remettre en cause tout un pan de l'Histoire tel qu'il a été écrit jusqu'à aujourd'hui. C'est difficile d'accepter que cette résistance, qui a gravité essentiellement dans les milieux de l'aristocratie, puisse avoir été contrôlée de cette manière-là. Je crois que ce qui déplaît, c'est que la conclusion à laquelle j'arrive après avoir écrit ce livre sur Canaris, c'est qu'il faut réécrire l'Histoire de la résistance allemande, et je suis convaincu qu'il y a beaucoup de craintes par rapport à cela.
Cet agrégé, Pierre Jardin, vous reproche des erreurs ou des affirmations que rien ne vient étayer. Pourtant, il me semble que les exemples ne manquent pas dans votre livre...
J'ai fait un travail historique, scientifique, basé sur des recherches en archives. Et ce monsieur, s'il veut vraiment détruire ce que j'ai dit, n'a qu'à aller consulter les archives comme moi je l'ai fait. Il dit notamment que mon livre s'appuie sur moins d'archives que d'autres biographies; je suis désolé, mais il compare des choses qui sont incomparables. Il devrait comparer les archives que j'ai consultées avec les autres biographies qui ont été consacrées à Canaris. Et je crois que j'ai fait le même travail que les autres historiens qui se sont également intéressés à cette personne-là. Ce que je peux lui répondre également, c'est que moi, contrairement à lui, j'ai des notes de bas de page et lui ne donne aucune référence. J'ai l'impression qu'il a pris juste un malin plaisir à dire le contraire de ce que j'avais écrit. Alors oui, un livre n'est pas exempt d'erreurs. Il y a deux ou trois approximations, et j'en suis vraiment désolé. Là aussi où je suis d'accord, c'est que ce n'est pas la biographie définitive de Canaris. J'ouvre des portesplus que je ne les referme et moi je compte sur d'autres historiens, soit de ma génération, soit des générations plus anciennes, pour s'intéresser au personnage et étayer, je pense, ma thèse, pour la rendre encore plus crédible.
Comment peut-on expliquer que d'autres historiens allemands ne se soient pas préoccupés de cette question-là ?
Au travers de vos recherches sur l'amiral Canaris, avez-vous entrevu d'autres sujets qui pourraient donner lieu à des développements, voire à des livres ?
L'un des proches de Canaris pendant la période nazie, a été Werner Best, qui lui, contrairement à beaucoup de nazis, a survécu à la Seconde Guerre mondiale. Il a été prisonnier durant quelques années à Copenhague et, lors de son séjour en prison, il a eu la bonne idée d'écrire des portraits sur les personnages qu'il a côtoyés, comme Canaris, Hitler, Himmler ou Heydrich. A l'heure actuelle, je fais la traduction de ces écrits avec une historienne allemande. Nous allons aussi préparer un commentaire et l'ouvrage devrait être disponible en 2013. Je compte aussi préparer une biographie sur un autre personnage tout aussi trouble. Je ne veux pas en donner le nom pour l'instant, mais il s'agit d'un proche de Canaris.
Eric Kerjean sera l'invité de la librairie Dialogues, rue de Siam, à Brest, le jeudi 10 mai, à 18 h.
Pratique
Canaris, le maître espion de Hitler, par Eric Kerjean, aux éditions Perrin.
Ouvrage disponible en librairie.