Monde arabe - Entretien avec Pierre Piccinin : « une multitude de printemps » (Salut & Fraternité, avril-mai-juin 2012)
Pierre Piccinin en compagnie de rebelles libyens
propos recueillis par Arnaud LEBLANC
Pierre Piccinin est historien et politologue, spécialiste du Moyen-Orient. À l’heure où les révoltes ont éclaté dans les pays arabo-musulmans, en 2011, il décide de se rendre sur le terrain pour juger de l’ampleur des mouvements.
Au-delà de l’image simplifiée d’une vague démocratique et homogène déferlant sur les dictatures, il nous présente des contextes et des événements contrastés.
Selon vous, peut-on parler d’un seul « Printemps arabe » ?
Je n’aime pas cette expression de « Printemps arabe ». Elle est très poétique et a provoqué un engouement dans les médias européens et dans le monde scientifique occidental, mais elle ne correspond pas à la pluralité du monde arabo-musulman.
Les Occidentaux y ont vu une émergence globale de la société civile qui réclamait la démocratie. Mais c’était notre idéologie que l’on a projetée sur ces pays. On ne peut d’ailleurs pas comparer du tout l’Égypte avec la Tunisie ou le Maroc avec la Syrie ; ce sont des pays qui ont des vécus socio-économiques différents.
Ainsi, en Tunisie, on trouve un niveau d’éducation très élevé. L’ancien appareil politico-économique en place a bien tenté de se maintenir à la tête de l’État une fois l’ancien président Ben Ali chassé du pouvoir. Mais, quand la population a compris que le système essayait de perdurer, différentes organisations de l’opposition politique, mais aussi des organisations régionales et professionnelles, ont réagi de manière révolutionnaire. Ensemble, elles se sont autoproclamées « Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution » et elles ont pris en charge le processus électoral afin de préparer la prochaine constitution. Il s’agit là de la seule révolution aujourd’hui aboutie du « Printemps arabe ».
L’Égypte, par contre, compte en grande partie une population très pauvre et analphabète. Une fois Moubarak tombé, les Égyptiens ont cru que le changement était accompli. Or, en pratique, c’est l’ancien régime lui-même qui a géré le processus de transition. Le gouvernement militaire et l’ancien establishment ont, d’un commun accord avec les Frères musulmans, mis en place des structures et une constitution qui ne changent pas fondamentalement ce qui existait. Le président est tombé, mais l’ensemble de l’appareil politico-économique qui dirige ce pays depuis des décennies reste au pouvoir.
La lutte contre les dictatures a-t-elle été le moteur des rassemblements populaires ?
Ce n’était pas nécessairement des révolutions idéologiques qui demandaient la démocratie. C’était plutôt des coups de colère de populations en fin de compte assez conservatrices, pour la plupart, des révoltes de la faim, avec des revendications centrées sur de meilleures conditions de vie, sur le plan économique.
Et même au niveau de l’ampleur de la contestation sociale, on ne peut pas comparer les mouvements populaires de Tunisie et d’Égypte, par exemple, avec ce qui s’est passé en Libye.
Les évènements, dans ce pays, correspondent plutôt à une guerre civile : l’Est a attaqué et occupé l’Ouest avec l’aide de l’OTAN. Les manifestations pro-démocratie qui ont eu lieu au début des événements rassemblaient à peine quelques centaines de personnes réclamant un assouplissement du régime. Mais cela a suffi pour servir les ambitions territoriales de chefs de clans qui se sont infiltrés dans la brèche.
En Libye, on a ainsi un cas de guerre clanique, voire tribale, accompagnée d’une intervention militaire étrangère.
Est-ce que, dans d’autres pays, d’autres scénarios ont émergé ?
Il ne faut pas oublier qu’il n’y a que six ou sept pays sur les vingt-deux pays membres de la Ligue arabe qui ont été touchés par ce « Printemps arabe ».
Par exemple, des pays comme le Koweït ou, d’une manière générale, l’Arabie Saoudite et les monarchies du Golfe, n’ont pas été touchés.
Certains mouvements ont aussi été étouffés rapidement par des réformes ou des élections qui n’en sont pas, comme au Maroc, en Jordanie ou en Algérie.
D’autres contestations sociales ont été rudement réprimées dans le sang, comme au Bahreïn, où l’émir a envoyé l’armée, avec l’appui de chars saoudiens et le silence des puissances étrangères.
Il reste encore le cas de la Syrie. La vision dominante en Europe est extrêmement simpliste : on parle d’une méchante dictature baathiste face à une population qui réclame la démocratie. Le régime de Bachar al-Assad est certes féroce, mais, la vision occidentale des événements, c’est du roman-feuilleton. Et on est loin d’un pays à feu et à sang.
La Syrie présente un patchwork communautaire et confessionnel où la volonté démocratique et les identités minoritaires se trouvent contrebalancées par la crainte d’une dérive vers une république islamique.
Pour l’instant, la Syrie demeure un point d’interrogation. Mais, si le régime ne parvient pas à se maintenir, le pays sombrera probablement dans la guerre civile.
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