Toutes les bêtes sauvages portaient des habits ( p. 46/47 )
Tengo ne savait pas si son père percevait sa voix. Quand il observait son visage, il ne constatait pas la moindre réaction chez le pauvre vieillard amaigri, les yeux clos, qui restait endormi, absolument immobile. Tengo ne l'entendait même pas respirer. Certes, il respirait, mais on ne pouvait en être certain qu'en approchant l'oreille, ou à l'aide d'un miroir qui s'embuait. Le goutte-à-goutte pénétrait son organisme, le cathéter faisait ressortir d'infimes déjections. C'était uniquement ce lent et paisible va-et-vient qui indiquait que l'homme était encore vivant. De loin en loin, une infirmière le rasait à l'aide d'un rasoir électrique et coupait les poils blancs qui lui sortaient du nez ou des oreilles avec de petits ciseaux à bouts ronds. Elle lui égalisait aussi les sourcils. Son système pileux continuait de fonctionner, en dépit de son coma. Quand il voyait son père, Tengo sentait peu à peu se brouiller la différence entre les vivants et les morts. Y avait-il une véritable différence ? pensait-il. Ne serait-ce pas par commodité que nous posons l'existence de cette différence ?
Vers trois heures, c'était la visite du médecin, qui lui faisait un compte-rendu sur l'état du malade. Un rapport très bref, dont les grandes lignes restaient les mêmes. Il n'y a pas de changement. Le viel homme est toujours plongé dans un sommeil profond. Ses forces vitales diminuent peu à peu. Autrement dit, il se rapproche de la mort, lentement mais sûrement. Nous ne pouvons rien faire. Laissons-le dormir tranquillement. Voilà tout ce que pouvait dire le médecin.
A l'approche du soir, deux infirmiers faisaient leur apparition. Ils transportaient le père dans la salle d'examens pour procéder à diverses analyses. Ce n'étaient pas toujours les mêmes hommes mais ils étaient invariablement muets. Peut-être parce qu'ils portaient un large masque. En tous cas, ils ne disaient pas un mot. L'un d'entre eux semblait être un étranger. Il était petit, avait le teint bistre, et à travers son masque, il lui adressait toujours un petit sourire. Tengo voyait son sourire dans les yeux. En retour, il inclinait la tête et souriait lui aussi.
Une demi-heure ou une heure plus tard, le père était ramené dans sa chambre. Tengo ignorait quelle sorte d'examens il avait subis. Lorsqu'on l'emmenait, il descendait à la salle à manger, buvait du thé vert et attendait environ un quart d'heure avant de retourner dans la chambre. Dans le creux du lit, la chrysalide de l'air n'apparaîtrait-elle pas une deuxième fois ? Aomamé, sous la forme d'une petite fille, ne serait-elle pas couchée à l'intérieur ? Tengo gardait toujours cet espoir. Mais quand il se retrouvait dans le clair-obscur de la chambre ne subsistaient que l'odeur du malade et, dans le lit vide, l'empreinte que son père y avait laissée.
Extrait de 1Q84 Livre 3 Octobre-Décembre
Haruki MURAKAMI
Traduit du japonais par Hélène MORITA
Je profite de ce long week-end pour me plonger dans le Livre 3, reçu dès sa sortie, mais laissé volontairement de côté pour mieux le savourer, comme si c'était le dernier ... même si j'espère, comme beaucoup, qu'il y aura une suite, un Livre 4, ce que H. Murakami n'a, semble-t-il, pas exclu ...
Au début du dernier volet de cette trilogie, on retrouve Tengo là où on l'avait laissé dans le dernier chapitre du Livre 2 : auprès de son père mourant, dans cette chambre d'hôpital où lui est apparue la chrysalide de l'air ...
Photos Inde du sud, Etat du Kerala, lac Periyar, janvier 2011