1/ La mort de Lazare Ponticelli a bien évidemment un poids symbolique très fort : en effet, cela signifie que la dernière personne en France qui a, en tant que soldat, participé à la Première guerre mondiale est morte. Par conséquent, nous avons définitivement quitté la subjectivité de la mémoire individuelle et sommes entrés à 100% dans l’histoire avec un grand "H".
Bien entendu, l’histoire de la Première guerre mondiale est déjà extrêmement pointue et objective, témoins les excellents ouvrages de Jean-Jacques Becker et de Stéphane Audoin-Rouzeau (pour ne citer que les deux meilleurs spécialistes de la question). Néanmoins, nous savons bien que l’histoire collective et l’histoire individuelle ont des liens ambigus et délicats : prenons l’exemple de la Guerre d’Algérie et de la rivalité des mémoires qui gravitent autour d’elle (Pieds-noirs, Harkis, Algériens ayant lutté pour l’indépendance, nostalgiques de l’Algérie française, etc.). Tant qu’un événement est encore "chaud", c’est-à-dire tant que des protagonistes de cet événement sont vivants, l’événement suscite des débats plus passionnés ; or la mort du dernier poilu, encore une fois de façon totalement symbolique, marque définitivement une clôture : il renvoie au siècle dernier, à la mémoire collective et non plus individuelle, c’est désormais bien loin tout ça, c’est réellement "du passé".
2/ La tournure apparemment "glorieuse" que prendra l’hommage à venir, pour mérité qu’il soit, ne doit pas masquer l'équivoque française qui l’accompagne. Il est évidemment très tentant de lire les discours politiques autour de la Première guerre mondiale, fortement axés sur l’héroïsme, le sacrifice, le combat pour la patrie, comme un contre-champ à des épisodes beaucoup moins glorieux de l’histoire de France : la décolonisation bien entendu mais, plus encore, la Deuxième guerre mondiale.
Quelle image plus contrastée et emblématique, pour exprimer ce contre-champ, que celle de Philippe Pétain, grand héros de la Première guerre mais fossoyeur de la République française, suite à sa décision d’instaurer la "Révolution nationale" et la collaboration avec Hitler.
Bref les célébrations autour de la Première guerre ont, pour la mémoire de la France, et malgré les tragédies humaines qui ne doivent jamais être occultées, quelque chose de plus confortable et de plus consensuel, surtout dans cette période où "l’identité nationale" est devenue un enjeu fort.
3/ En lien direct avec la réflexion précédente, je trouve que l’origine de Lazare Ponticelli est peu mise en avant. Car effectivement Ponticelli est né en Italie et n’a immigré en France qu’à dix ans. Ses liens avec l’Italie sont restés relativement forts, ne serait-ce que par son patronyme et par l’entreprise qu’il a fondée, assez typiquement liée à l’immigration italienne en France.
Que cet hommage soit tout entier cristallisé autour de la mémoire des poilus français, sans réellement mentionner l’origine double de Ponticelli, a (je trouve, mais ce doivent être mes origines qui parlent ;-) quelque chose d’un petit peu frustrant.
4/ Toujours est-il qu’encore une fois, nous le constatons, la mémoire nationale n’est pas dépourvue d’ambiguïté. La France a toujours cherché, comme d’ailleurs les autres nations (que l’on pense à l’Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon, etc.), à commémorer, glorifier et mythifier son passé, quitte à s’éloigner d’une certaine forme d’objectivité que seule la discipline historique peut apporter.
Le rôle de l’historien est donc, non seulement de faire l’histoire, mais aussi d’avoir un regard réflexif sur sa discipline, sans oublier d’analyser les usages de l’histoire qui sont faits par un pays ou des communautés et des identités.
Bref, comme l’on étudie la "réception" d’une œuvre en littérature, il est évidemment fondamental d’étudier la "réception" des événements qui, par définition, deviennent de l’histoire. A ce titre je renvoie au très bon 1515 et les grandes dates de l’histoire de France, sous la direction d’Alain Corbin, qui tord le cou à certaines idées reçues du genre "nos ancêtres les Gaulois" et autres.
Je trouve pour ma part que, derrière l’hommage mérité à Ponticelli, les médias devraient parler davantage de ces enjeux délicats mais surtout passionnants.