Pour un observateur peu attentif, Bo Xilai (薄熙来) était un homme politique charismatique et influent, représentant la gauche néomaoïste, réputé pour sa lutte contre la mafia dans la grande ville de Chongqing, et surtout nanti de bonnes chances de faire partie des Neuf du Comité permanent du futur Politburo, ceux qui décideront la politique chinoise pour les dix ans à venir.
Sur ce explose un scandale d'une ampleur rarement vue depuis Tian'anmen, et Bo Xilai va du Capitole à la roche tarpéienne. Sa carrière est brisée et sa femme inculpée pour meurtre.
Pour mieux comprendre la signification de ces faits - et la marge d'incertitude reste considérable - il convient de regarder de plus près les équilibres de pouvoir au plus haut niveau, ainsi que les différentes factions qui se positionnent en cette année de succession.
Factions en présence
Pour faire simple, les hauts dirigeants chinois se classent en deux catégories.
D'un côté, les "fils de": "Princeling" en anglais (princes), 官二代 en chinois. Ce sont les fils des révolutionnaires, dirigeants historiques et cadres de très haut niveau. Leur expérience, ils l'ont acquise principalement dans les provinces côtières, la locomotive de la China. Ils ont souvent un diplôme d'économie. Côté opinions, ils sont pour l'économie de marché, pour le développement économique, pour la libre entreprise.
De l'autre, la Ligue de la Jeunesse Communiste (团派), une sorte d'antichambre au Parti Communiste Chinois. Ce sont des autodidactes. Leur expérience vient des provinces du centre, plus pauvres et rurales. Ils ont occupé des fonctions à la Justice, à la Propagande, aux Affaires législatives, à la Discipline, etc. Enfin, ils ont un intérêt particulier pour la stabilité sociale.
Ces deux groupes diffèrent donc par leur origine sociale ("fils de" contre autodidacte), leur base géographique (riches provinces côtières contre centre moins développé), leur expérience (économie contre droit ou propagande) et leurs priorités (développement économique contre plus d'équité sociale).
L'actuel duo Hu Jintao / Wen Jiabao vient de la Ligue. Dans le prochain duo, Xi Jinping est un "fils de", tandis que Li Keqiang vient de la Ligue.
Tendance générale
La tendance générale est à une disparition des figures charismatiques au profit d'une recherche de compromis et de consensus.
Jiang Zemin, qui succéda à Deng Xiaoping et s'appuyait sur la "Clique de Shanghai", est le troisième grand leader chinois et le dernier d'entre eux. Il était plutôt pro-développement économique. Après lui, le duo Hu-Wen, pour qui la justice sociale est une priorité, doit faire appel à plus de compromis. C'est également vrai du prochain duo, Xi-Ke, qui lui s'inscrit plus fortement dans l'héritage de Jiang Zemin.
Plusieurs raisons justifient la "technocratisation" des figures du pouvoir central.
La principale raison est le souvenir des conséquences catastrophiques du culte de la personnalité qu'avait encouragé Mao. La "décennie perdue" de la révolution culturelle, la fleur de la jeunesse chinoise envoyée aux champs (上山下乡), le désastre économique qui s'ensuivit, et puis trente années de développement économique rapide et rationnel, tout cela est très vivant dans la mémoire des dirigeants chinois. Le culte de la personnalité est perçu comme une menace pour la cohésion et la stabilité du pouvoir central.
Une seconde raison est que, de manière générale, l'aura des dirigeants centraux n'a cessé de diminuer. Mao était l'objet d'un culte. Deng Xiaoping, à son accession au pouvoir autour de 1988, était le dernier de ceux "qui étaient là depuis le début", et qui avaient participé, bon an mal an, à toute la grande aventure communiste: guerre d'indépendance contre le Japon, Grande Marche, Guerre civile contre le Guomindang, etc. Jiang Zemin n'avait pas ce prestige. Les actuels dirigeants n'ont presque plus rien.
Hu Jintao, ainsi, a mis plusieurs années à asseoir son pouvoir, Jiang Zemin gardant la Présidence de la Commission des Affaires Militaires. Pour info, il a réussi à s'imposer par son traitement de la crise du SRAS (pourtant très critiqué en Occident) et son utilisation à l'avantage des siens de la Commission anti-corruption.
Aucun dirigeant des deux factions n'a l'aura nécessaire pour gouverner sans compromis, et personne ne veut cela.
Le personnage Bo Xilai
Dans ce paysage terne et sans éclat, Bo Xilai détonne. Il a un parcours brillant, rapide, et le couple qu'il forme avec sa seconde épouse, Gu Kailai, était comparé aux Kennedy.
En 20 ans, il fait de Dalian, dans le Liaoning, un des grands ports chinois. Après avoir servi comme Ministre du Commerce, de 2004 à 2007, il est brusquement écarté du pouvoir central - il aurait pu être nommé vice-premier ministre, une promotion logique, mais Wen Jiabao s'y oppose. Il est nommé chef du Parti dans la municipalité géante de Chongqing, l'une des quatre villes-provinces chinoises. C'est un exil.
Mais Bo ne lâche rien; il cherche à renforcer sa stature. Sa guerre contre la mafia est citée en exemple dans un pays qui la reconnaît comme l'un de ses fléaux, et de nombreux hauts dirigeants (dont Wu Bangguo et Xi Jinping) viennent le féliciter. Tous les moyens sont bons - extorsions, torture - et en 2010, un ancien du Liaoning (sa province précédente) le rejoint comme chef de la police: Wang Lijun, qui devient le héros d'une série télé, et qui déclenchera la chute de Bo.
Bo ne s'arrête pas là. Il fait appel aux nostalgiques de la Chine d'avant, aux laissés-pour-compte de la croissance. Il fait l'éloge d'une Chine plus "rouge": une époque marquée par la solidarité, où le peuple chinois faisait corps. Chants "rouges", citations de Mao envoyées par texto, étudiants encouragés à aller travailler à la campagne, logements sociaux, Bo réveille la nostalgie d'une Chine plus égalitaire et cohésive. Les atrocités de la Révolution culturelle, où la mère de Bo se suicida et où son père fut torturé, sont laissées de côté. La croissance ne fait pas que des heureux, loin de là, et ceux qu'elle a oubliés prêtent l'oreille à Bo Xilai.
Cela fait penser à l'Ostalgie, ce sentiment des Allemands de l'Est, qui repensent avec nostalgie à une Allemagne communiste idéalisée, libérée de l'Etat policier mais pleine de sentiment collectif. Cela fait penser à tous les populismes d'ailleurs, comme Jean-Luc Mélenchon et Marine le Pen, qui en appellent aux lésés de l'Europe et de la mondialisation.
L'incident Wang Lijun et la chute de Bo Xilai
On a exilé Bo Xilai à Chongqing. Et Bo Xilai fait ce que personne à Pékin n'ose faire ou ne veut voir: il fait campagne ouvertement pour le Comité permanent du Politburo.
"Normalement" tout se passe en coulisse. "Normalement", les groupes en présence font leur compromis dans l'ombre. "Normalement" toutes ces décisions reflètent plus ou moins la résultante de l'équilibre de pouvoir et des intérêts rationnels des différentes factions.
Et Bo Xilai de faire l'opposé, de faire son Kennedy, de menacer l'équilibre d'un système pyramidal en faisant rentrer dans l'équation le populisme.
Soudain, le 8 février dernier, on lit dans les médias occidentaux que Wang Lijun, le chef de la police de Chongqing, a demandé asile au Consulat américain, que cela lui a été refusé, et qu'il a depuis disparu.
Le 15 mars, Bo est suspendu de ses fonctions de chef du Parti à Chongqing. Le 10 avril, son siège au Comité central du Parti et au Politburo lui est retiré, et il est poursuivi pour "violations disciplinaires sérieuses".
Les bribes d'information qui filtrent dans la blogosphère sont proprement incroyables; et pourtant elles sont confirmées par voie officielle les unes après les autres.
La femme de Bo, Gu Kailai, serait impliquée dans le meutre de Neil Heywood, un Britannique qui aurait joué un rôle important dans le réseau de corruption de Bo. Wang Lijun, après avoir menacé Bo de révéler ces informations (pourquoi?), aurait été limogé et, craignant pour sa vie, aurait donc tenté de se réfugier au Consulat américain.
Le "modèle de Chongqing" est profondément écorné, alors que sont rendus publics les liens de Bo Xilai avec un multimillionnaire du Liaoning (Xu Ming), qui aurait contribué à financer les études de son fils Bo Guagua - et sa Porsche. Des éditions ultérieures révèlent que Bo aurait placé des micros chez les dirigeants du Parti, Hu Jintao inclus.
De l'image de lutte anti-mafia et pro-classes populaires, de l'icône de la nouvelle gauche, il ne reste de Bo que le souvenir des méthodes autoritaires, quasi-faschistes, auquel il eut recours.
Equilibre de pouvoir
Bo Xilai était l'un des "fils de" (son père Bo Yibo fut un héros de la révolution), même s'il en était venu, à Chongqing, à incarner la nouvelle gauche néomaoïste. Il est donc resté proche de Xi Jinping, et en opposition forte à Wen Jiabao. Il jouait souvent le rôle du "canon" pour la faction des "fils de", malgré des désaccords idéologiques.
La chute de Bo renforce donc le camp des réformistes, favorables à une (toute relative) libéralisation politique.
Pourtant, il est difficile de mesurer l'ampleur des conséquences de la chute de Bo en termes d'équilibre Ligue-"fils de". Si les pro-libéralisation économique perdent une forte personnalité, ils sont aussi débarrassés d'un hommes encombrant, dont l'ambition, l'individualisme et l'idéologie menaçaient l'unité de façade du pouvoir central et le système de compromis entre les deux factions qui a prévalu ces dix dernières années.
Le nom de Wang Yang est avancé, pour remplacer Bo comme potentiel membre du Comité permanent: chef du Parti dans le Guangdong (autour de Hong Kong), il a ses créances de développement économique réussi, et, dans une situation de crise, a promu une libéralisation politique au niveau local. Wang Yang est aussi le prédécesseur de Bo Xilai à Chongqing, et certaines attaques de Bo contre la mafia locale sont vues comme dirigées contre les soutiens de Wang Yang. La polémique entre les deux hommes, d'ailleurs, était particulièrement virulente.
De manière générale, on a l'impression que la Chine respire un bol d'air frais. Après cet interlude, on retourne à un bon vieux gouvernement technocratique et à une culture du compromis entre développement économique et équité sociale.