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Abolir le salariat

Par Alaindependant

claude berger

extrait, p. 6-8

« Abolir le salariat » : Par quel mystère ce contenu essentiel de la révolution sociale, si largement populaire au XIXe siècle, a-t-il été « oublié » sinon rayé des programmes dits « ouvriers » ou « démocratiques » ?

De parole vivante, partagée par une multitude d'ouvriers, de programme immédiat des Communards de 1871, l'abolition du salariat, au début du XXe siècle et dès la Révolution d'Octobre, ne fut plus déjà qu'un voeu pieux. Référence incantatoire puis royaume messianique de la fin des temps d'un État qui serait pour longtemps « ouvrier », elle vient de disparaître, il y a peu, des statuts et des objectifs de la C.G.T. française. En « réaliste », la grande centrale syndicale préfère suivre le déroulement d'une « réalité » qui, dans les pays dits « socialistes » (exception faite de la Chine) et dans les pays capitalistes, ne va pas d'elle-même dans ce sens.

Faute de toute transformation pratique des réalités en ques­tion, l'abolition du salariat, mise au rang d'une « idée » sans doute généreuse qu'il était difficile de renier, perdit à ce point tout rapport avec les luttes de la classe ouvrière, qu'elle cessa d'exister en tant qu' «idée ». Tout au plus pouvait-elle briller, dans les rêves des militants contraints à la résignation, tel un astre lointain faisant figure d'utopie.

Mais « l'oubli » de l'abolition du salariat (ou l'idéalisme qui lui fut attaché) est aussi l'oubli ou la déformation de la définition du salariat lui-même.

Et puisque sans lui, comme dit Marx, « point de capital, point de bourgeoisie, point de société bourgeoise », il y a lieu de lever le voile sur l'oubli ou la déformation de la méthode d'analyse de Marx du travail, du capital et de la société bour­geoise.

Voile si épais que la majeure partie des commentaires et des pratiques de la tradition prétendue « marxiste » se résume à un refoulement, à une déformation, à une immense censure non seulement de la méthode, de la pensée et de la pratique de Marx, mais aussi de ce qui dans les luttes fonde le procès révo­lutionnaire menant à la suppression du salariat.

Si tant est que Marx fondait ce procès dans la réalité des luttes. Pour lui et pour Engels, toute lutte revendicative comporte une esquisse d'association qui abolit les catégories salariales divisant et produisant les hommes. Esquisse inconsciente certes, mais qu'il s'agit de perpétuer au-delà de la lutte par une Association des travailleurs pour une nouvelle existence et une lutte commune : pour l'abolition du salariat lui-même. La lutte permanente contre l'exploitation se trans­forme ainsi en une lutte permanente contre l'oppression, l'Association maintenue peut alors espérer affronter le capital sur le terrain des masses en voie de révolution. Au lieu de se limiter à l'opposition de deux intérêts, celui du capital et celui des travailleurs (sans que jamais on ne voie comment révolutionner la société sur la base de la défense du seul intérêt de classe ouvrier nécessairement déterminé par le système, autrement que par le règne d'interminables médiations : la conscience de l'avant-garde, le rôle envahissant du Parti ou bien le temps ou encore la « théorie »), l'association oppose deux modes d'existence. Le sien prolonge la fin de la concurrence des travailleurs entre eux inaugurée dans la lutte par une politique qui tente d'abolir les effets de la divi­sion du travail et de la division sociale. L'autre, celui de la bourgeoisie, est fondé sur la division du travail, sur la division sociale et sur la domination des travailleurs par des institu­tions : l'État, l'École, la Famille, la Politique, la Culture, qui leur sont extérieures.

L'association comme structure et comme procès de lutte aboutit à une organisation sociale communautaire instaurant le pouvoir des Communes librement fédérées, répartissant le travail associé au sein de la fédération des producteurs dans le sens du contrôle égalitariste de la division du travail.

L'association résulte donc de la recomposition de l'existence collective par la base des travailleurs. Loin d'attribuer un rôle économique à l'État dans la société révolutionnaire, elle implique la suppression des instances oppressives (donc de l'État) dont le rôle est majeur dans la production de l'homme salarié : dans l'oppression du travailleur.

L'association désigne la structure de la lutte révolutionnaire et son aboutissement : la révolution du travail et de l'existence, la suppression de leurs formes marchandes ou étatiques, la fin du salariat et conséquemment la suppression de l'argent.

Le procès révolutionnaire débouche donc sur le socialisme immédiat qui est transition au communisme.

Cette théorie du procès révolutionnaire se distingue de tous les projets de transition au socialisme, médiations nouvelles qui naissent sur le sens uniquement revendicatif que l'on a coutume d'attacher aux luttes et selon l'ordre même de la spécialisation politique et syndicale réclamée par le capita­lisme.

Si cette théorie a été « oubliée » et, avec elle, si la réalité cachée mais pourtant essentielle d'association des luttes a été « oubliée », il y a lieu de poser une question : le salariat aurait-il changé de nature d'un siècle à l'autre? Certes non. Par contre, le mouvement ouvrier organisé s'est radicalement transformé sous l'effet du mouvement bolchévik décrivant le cycle qui de Lénine l'amène à Brejnev en passant par Staline, qui de la révolution violente détruisant la « démocratie » bourgeoise le fait aujourd'hui opter pour le choix pacifiste du respect de la « légalité » de cette démocratie, en allant jusqu'à fonder le socialisme sur son maintien.

Au XIXe siècle, le mouvement ouvrier organisé, « spontané » dans ses tendances pacifistes ou violentes, proudhoniennes ou bakouninistes, sociaux-démocrates ou blanquistes, anarchistes ou étatistes, affrontait nécessairement les théories et les critiques nombreuses de Marx et d'Engels. S'il avançait des projets, Marx et Engels lui opposaient un procès (et une méthode d'analyse des contradictions de la réalité pour le fonder). Le même mouvement ouvrier butait également sur la pratique militante des deux hommes au sein de l'« Association internationale des travailleurs fondée en 1864 et dissoute en 1872, association dont l'influence fut loin d'être négligeable sur la Commune qui, comme le dira Engels, fut « absolument, quant à l'esprit, l'enfant de l'Internationale » puisqu'elle « instituait l'association des travailleurs », son « décret le plus important » qui « devait aboutir finalement au communisme » (Introduction d'Engels de 1891 à La guerre civile en France).

Théorie et pratique marxiennes (1) obligeaient à concevoir l'abolition du salariat non pas comme une « idée » mais comme une pratique née dans la réalité des luttes et impliquée par la force des choses dans le procès révolutionnaire menant à la révolution pour cette abolition.

Pratique émancipatrice, réellement libératrice et, par là, contagieuse au simple plan de l'existence.

Au XXe siècle, Lénine vint... avec dans ses bagages beaucoup d'« idées » reprises de Kautsky première manière : du Kautsky théoricien de la Seconde Internationale et partisan de la révolution violente avant qu'il n'en devienne l'adversaire farouche, décrivant ainsi personnellement le cycle ultérieur du Bolchévisme.

Au XXe siècle, Lénine mit Kautsky première manière en pratique et dénonça le « rénégat Kautsky » seconde manière (2), sans imaginer qu'il allait, lui Lénine, inaugurer le cycle de Kautsky à l'échelle historique de l'U. R. S. S. et plus géné­ralement du mouvement dit abusivement « communiste »...

Claude Berger

(1) Qui a trait à la théorie de Marx par opposition à « marxiste » qui peut fort bien désigner la tradition de de sa censure et inclure la multitude de ceux qui s’y proclament dans le « camp » ouvrier du salariat

(2) Cf. La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky (Lénine)

 


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