D’après une nouvelle étude, il y aurait une différence entre penser dans sa langue maternelle et dans une autre langue. Penser dans une langue étrangère permettrait de voir ses émotions interférer dans une moindre mesure lorsqu’il s’agit de prendre une décision.
Pour appréhender ce phénomène, basons nous sur une expérience de Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie). Elle consiste à présenter un scénario à un volontaire et de lui demander un choix parmi deux options (et pas plus). On demande donc à une partie des volontaires qui avaient appris le japonais de décider s’ils optaient plutôt pour un remède qui sauve tous les malades, mais disponible que pour un tiers d’entre eux, ou un remède qui a un tiers de chances de sauver tous les malades, mais disponible en nombre.
L’autre partie des volontaires américains (langue maternelle anglaise) entendent la même version du problème sauf que l’on parle de « deux tiers de décès » pour le premier remède valable que pour un tiers des malades et de « deux tiers de risques de voir les malades mourir » dans le deuxième cas. Vous l’avez compris : l’évocation de la mort change complètement la donne dans la partie émotionnelle de notre cerveau alors que pour un ordinateur, le problème est en tout point identique et le choix à faire est donc stricto sensu le même.
Verre à moitié vide ou à moitié plein ?
Nous sommes souvent confrontés à des dilemmes cornéliens ou à des choix difficiles. De fortes émotions sont parfois mises en jeu : « Dois-je me séparer de ma compagne quitte à faire souffrir les enfants ? », « Dois-je accepter ce poste et déménager ? » Se poser les mêmes questions dans une langue étrangère (pour peu qu’on en maîtrise une !) permettrait aux émotions de ne pas autant interférer avec la prise de décisions. C’est-à-dire que penser la même chose autrement rationalise le problème, de même que les militaires ne doivent pas hésiter à faire un sacrifice stratégique (laisser mourir dix hommes pour en sauver 100 ne doit pas peser outre-mesure sur leur conscience !).
J’avais déjà remarqué que penser dans une autre langue minimisait l’affect, c’est-à-dire que, bien qu’équivalents, le mot death est beaucoup moins évocateur que le mot mort pour un locuteur du français en langue maternelle. A la limite, certains supplices évoqués dans une autre langue font moins mal au cœur que de les entendre en français, pour la simple raison que les mots étrangers parlent moins. Si par amour et par mort on s’imagine instantanément plein de choses différentes, en une seconde, pour une personne n’ayant pas l’anglais comme langue maternelle, love ou death sonnent aussi réjouissants : il est difficile de penser directement dans une langue étrangère, nous savons tous que ne plus passer par sa langue maternelle demande de l’entraînement.
Je le dis en anglais, mais il va de soi que l’astuce fonctionne dans n’importe quelle langue (c’est sans doute mieux encore dans une langue morte, qui n’évoque rien “à première pensée”). La question est désormais de savoir s’il est souhaitable de se détacher des émotions, ou s’il faut au contraire les exacerber, car, en définitive, ce sont les émotions – et non la raison – qui nous rendent humains. C’est tout le problème du Terminator qui verse une larme : la raison se rapprochant de la science, elle peut être (plus ou moins) programmée (cf aversion au risque en théorie de la décision) ; et c’est d’ailleurs contre la mécanisation de l’être humain que luttent les courants vitalistes, et dans une moindre mesure les religions, en admettant que la foi transcende le rationalisme.
A l’avenir, si l’on hésite à quitter quelqu’un pour un(e) autre ou pour une cause, faudra-t-il se demander Do I leave this one for this other ? et faire le bilan en anglais ? Ce peut être un bon exercice de langue en tout cas…
Si vous n'êtes pas sincère, dites-lui "I love you" au lieu de "Je t'aime" : cela ne trahira pas autant le mensonge.
L’essentiel : les mots sont dotés d’une réalité sous-jacente. En les substituant, l’accès-mémoire à ces réalités est plus difficile : sans y réfléchir, le mot n’évoque pas grand chose (dans l’étude, on note un saut décisionnel de 47% à 80% selon qu’un problème est présenté différemment dans la forme, mais pas dans le fond).
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