Fabio Luisi est un de ces chefs qu'on a vu pendant des années en Allemagne, en Suisse, en Autriche diriger beaucoup de représentations de répertoire à l'opéra, et être à la tête de quelques orchestres européens comme l'OSR, l'orchestre de la Suisse Romande. Il n'avait jamais dirigé ou presque en Italie (il est génois). C'est un chef qui, vu sa carrière, a beaucoup d'opéras à son répertoire personnel, ce qui évidemment est un atout pour un théâtre. Son arrivée au MET et à la direction musicale de ce Ring a provoqué un de ces phénomènes d'agence artistique, qui le fait proposer désormais dans diverses institutions: il est vrai que Fabio Luisi appartient à l'écurie Columbia (Cami) comme la plupart des chefs de renom: on dit toujours que c'est Ronald Wilford qui fait et défait les carrières, lance un chef, en retient un autre, puis le relance plus tard. C'est donc le moment pour Fabio Luisi, premier chef au MET, directeur musical de l'Opéra de Zurich à partir de septembre, directeur musical honoraire du Teatro Carlo Felice de Gênes, et invité dans plusieurs productions à la Scala. Il aura fallu un peu de temps, mais le temps est arrivé.
On va donc découvrir aussi un chef, dans la plus redoutable des épreuves: les 17h de la Tétralogie wagnérienne.
Fabio Luisi
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En sortant de ce Rheingold, l'impression est contrastée, même si globalement positive. C'est incontestablement la mise en scène qui impressionne, et surtout le pari technologique qui secoue et assomme. Robert Lepage, nous l'avons déjà écrit, a choisi non la "mise en scène" mais la "mise en images", comme si l'opéra était une succession de tableaux ou de planches de bandes dessinées, mise les unes à côté des autres, stupéfiantes, chacune prise dans son unicité et sa singularité, scandées par les transformations impressionnantes du dispositif scénique unique pendant tout le Ring, cette machine constituée de pals énormes tournant autour d'un axe prenant les formes les plus diverses et sur lesquelles des projections changent tout, en une seconde, eau, graviers, feu, cabanes, Walhalla etc...Voilà un dispositif créateur d'images souvent inoubliables: l'eau mouvante du Rhin en contrejour pendant le prologue,
Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera
le mur d'eau (vidéo) et les Filles du Rhin nageant et chantant suspendues à un fil, un peu comme à la création en 1876, leur arrivée au fond de l'eau sur du gravier qui glisse au moindre de leurs mouvements: voilà des moments qui frappent le spectateur; j'avoue même avoir été étreint d'une certaine émotion lorsqu'ont commencé à monter les premiers accords du prologue et qu'en même temps que naissait le son, commençaient insensiblement à naître les images.
Autres images incroyables,
Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera
la descente au Nibelheim, comme un grand escalier vu de haut avec les personnages suspendus qui semblent monter et descendre l'escalier (procédé d'ailleurs déjà vu notamment chez Ronconi - dans Lodoiska et Tsar Saltan), ou bien sûr,
Mais voilà: c'est tout.
Car la mise en scène, les rapport des personnages entre eux, le jeu théâtral même, tout cela n'a pas été vraiment travaillé, comme si l'image à elle seule suffisait, comme si la place des personnages sur le plateau ou le proscenium réglait la mise en scène. Réduction de l'aire de jeu au proscenium ou quelquefois aux espaces permis sur et par la machine, gestes traditionnels et convenus, éloignement relatifs des personnages entre eux dans les duos, pas de travail sur le corps, pas de vrai travail de théâtre: l'histoire est livrée, telle quelle, mais pas interprétée. Il y a un refus marqué d'entrer dans une quelconque "lecture", mais aussi dans une démarche de pur théâtre d'acteurs. Il y a de jolies idées: Wotan qui masque son oeil par une longue mèche, Loge au cheveux de flamme, qui marche toujours avec la projection de flammes à ses pieds, Donner aux chaussures qui lancent des éclairs, mais ce sont des idées-images, des idées-effets. On revient à un théâtre qui rappelle les grandes constructions baroques du XVIIème, où l'on détruisait des théâtres pour construire les machines de théâtre et leur permettre d'entrer sur la scène.
Du point de vue de la direction musicale, on peut sans conteste possible dire combien le travail de Luisi est fouillé, précis, laisse percevoir les constructions, les parties instrumentales solistes, l'architecture. En ce sens, tout est en place.
Est-ce pour autant une lecture, avec un parti pris? J'ai mes doutes. La partition apparaît aplatie, comme si on en voyait les plans, mais ni l'édifice ni le style. Le tempo est lent (2h40 de musique), la dynamique en est le plus souvent absente, ainsi que le relief.
Une splendide autoroute, sans aspérités, totalement attendue.
On aimerait quelquefois que les "nerfs" prennent le dessus, on aimerait être interpellé ou frappé. Eh non, rien de tout cela, la direction est élégante, mais frappée d'insensibilité, elle accompagne les images, mais elle ne les magnifie pas, mais elle ne les éclaire pas.
Du côté des chanteurs, on a incontestablement une équipe de très grand niveau, voire quelquefois tout à fait exceptionnelle. Bryn Terfel est vraiment un "personnage" dans Wotan, il l'impose sur scène, où l'on a souvent d'yeux que pour lui. Mais il a raté complètement son début, et la voix n'a plus le brillant d'antan. On avait remarqué à la Scala dans Leporello qu'il ne chantait plus avec le timbre exceptionnel d'il y a quelques années. Par rapport à mon souvenir de la projection de Rheingold, ou même de sa Walkyrie dans la salle du MET, quelque chose me semble avoir disparu de ce qui faisait de ce chanteur un exceptionnel Wotan. Néanmoins, peu à peu, l'assurance vient et la deuxième partie est bien meilleure, l'artiste semble être à nouveau dans le rôle, et s'affirmer.
Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera
Eric Owens dans Alberich, qui n'a pas la puissance qu'on attendait à l'entendre au cinéma, a le timbre et la couleur, la profondeur, le sens inné de l’interprétation: la prestation est exceptionnelle d'intensité, il est ce personnage sombre et blessé qu'on attend, c'est depuis longtemps l'Alberich le plus convaincant qu'il m'ait été donné d'entendre. Les géants (Franz la profondeur sépulcrale des basses, mais aussi l'humanité et sont doués d'une exceptionnelle diction. Une très grande prestation. Les Dieux sont aussi de très bon niveau, Donner - Dwayne Croft, un jeune, tout à fait intéressant- et Froh, le très bon Adam Diegel, voix claire, sonore, très en place, une couleur à la Klaus Florian Vogt à ses débuts. Mime, c'est Gerhard Siegel, comme toujours convaincant, comme toujours très expressif, comme toujours doué de cette intelligence de l'interprétation et de cette diction claire des grands chanteurs. Magnifique. Loge était ce soir, à cause de l'absence de Stefan Margita, souffrant, remplacé par Adam Klein. Son timbre un peu baritonal au départ, ses hésitations faisaient craindre une interprétation un peu pâle: il s'est bien rattrapé avec l'échauffement et s'est "installé" dans le rôle, avec la puissance, l'intelligence et le jeu voulus. Bonne surprise donc.
Du côté des femmes, un beau trio de filles du Rhin, suspendues à un fil, qui bougent et chantent à la fois, ce sont de jeunes chanteuses bénéficiaires du programme Lindemann de formation des jeunes artistes (comme Dwayne Croft signalé plus haut), qui méritent d'être citées Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford. Très jolie Freia, à l'aigu sonore, puissant, au timbre un peu métallique cependant, mais dans l'ensemble particulièrement convaincante de Wendy Bryn Harmer: un nom encore jeune (titulaire de la bourse Lindemann citée ci-dessus) mais une voix incontestablement intéressante.
Je garde le meilleur pour la fin: l'extraordinaire Fricka de Stephanie Blythe.
Stephanie Blythe et Bryn Terfel Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera
Quand on a une voix pareille, pareille intelligence du chant, pareil sens de l'interprétation, pareille capacité à colorer et peser chaque mot, pareille puissance et pareille présence, tout est permis, y compris des rondeurs excessives. Elle est un pur produit du chant américain et chante presque exclusivement aux USA: quel directeur intelligent saura se l'attacher en Europe? Elle va venir chanter Azucena à Berlin aux côtés de Anja Harteros dans Trovatore, il faut courir l'écouter, ventre à terre. On avait compris à qui on avait affaire en l'écoutant au cinéma, on reste étonné de la performance tout à fait exceptionnelle, c'est avec Eric Owens la triomphatrice de la soirée. On n'avait pas entendu pareille Fricka depuis des lustres.
Ne tirons pas trop tôt les bilans, mais il est incontestable que vocalement et aussi techno-scéniquement, on est devant un très grand spectacle, qui frappe le spectateur (quel triomphe!), malgré les doutes sur la direction musicale et malgré la "mise en scène" au sens strict, cela vaut le voyage: au moins on entend vraiment chanter du Wagner, au moins, on est écrasé par le livre d'images, et donc on sort en spectateur heureux.
Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera