Avec les descriptifs donnés par les témoins fiables, le directeur de l'hebdomadaire L'Anarchie, Victor Kibaltchiche (ci-dessus, avc sa compagne, Rirette Maitrejean), n'a aucun mal à identifier deux hommes qu'il connait bien pour les avoir croisés dans les locaux de son journal, à Romainville. Un petit avec un lorgnon et un visage de bébé rose ? C'est le portrait craché de Raymond Callemin. Et le chauffeur de la bande, dont plusieurs ont remarqué la moustache tirant sur le roux ? Pas de doute, c'est Jules Bonnot. Mais il se garde bien de partager ses soupçons avec la police.
Car, plusieurs jours après le braquage de la Société Générale, la police est encore dans le bleu. Sous l'égide du préfet Lépine, du chef de la sûreté parisienne, Guichard, du sous-chef Jouin et de la sûreté générale, elle entame alors un travail de fourmi. Elle recueille les indices, écoute des témoins dont une majorité d'imbéciles trop heureux de se rendre importants. Elle mobilise ses indicateurs dans divers milieux. Et les lettres de dénonciations affluent. L'une d'elle donne le nom d'un certain Garnier. Caby l'identifie tout de suite sur la photo tirés des dossiers de Bertillon (ci-contre, testant sa fameuse machine).
Le 29 décembre 1911, la police finit par remonter une piste sérieuse. C'est à Bobigny, rue de l'harmonie, chez les époux Dettweiller, que la bande a planqué la trop voyante Delaunay-Belleville, les jours précédents le crime. Et là, bingo ! Non seulement les Dettweiller, connus pour fréquenter les milieux anarchistes, sont soupçonnés d'avoir fourni la base arrière de la bande tragique.
Mais les policiers découvrent aussi qu'ils ont hébergés un certain Leblanc et sa femme. L'homme en question, vendeur de bimbeloterie mais surtout faux-monnayeur, est identifié comme étant Edouard Carouy (ci-contre), qui fréquente lui aussi les milieux anarchistes. On montre la photo de l'identité judiciaire à Peemans, le garde du corps de Caby, qui le reconnait comme celui qui a tiré sur Caby. La soudure est faite : Carouy devient alors le suspect n°1 de l'attaque de la rue Ordener.
A ce stade, la police n'a pas encore fait le lien avec Bonnot. Pourtant, une sombre histoire datant d'un mois l'avait fait changer de catégorie criminelle. Le 28 novembre 1911, près de la ferme de la Fauconnière, à Châtelet-en-Brie, un garde-chasse entend deux détonations vers la nationale 5. Il découvre alors un homme en train de dévêtir un autre homme allongé dans les herbes près du fossé.
A la vue du garde-chasse, l'homme saute dans la voiture, un phaéton La Buire, et démarre en direction de Melun. Les policiers identifient alors le mourant, râlant, qui décèdera dans la nuit, comme étant Joseph Platano, dit Mandino, connu pour être en affaires avec un certain Jules Bonnot. Ce dernier tient avec un certain Petit-Demange un garage de réparations d'autos, motos et cycles 23bis route de Vienne à Lyon.
On soupçonne vite Bonnot d'avoir tué son “associé”. Devant des anarchistes qui le questionneront plus tard, Bonnot soutiendra que Platano s'est tué en manipulant son Browning, et qu'il a dû l'achever, faute de pouvoir le soigner. Les policiers, qui remontent lentement sa piste, découvrent que Bonnot a une maîtresse, Judith Thollon, chez qui il vient se cacher de plus en plus souvent, ses exploits nocturnes lui attirant de plus en plus l'attention judiciaire.
On perquisitionne la maison des époux Thollon, gardiens du cimetière de la Guillotère, à Lyon. Dans des caches, 25 000 francs, et aussi des chalumeaux oxhydriques, parfaits pour venir à bout des coffres-forts les plus récalcitrants. La police pense qu'il s'agiit du butin d'un vol chez un notaire de Pont-L'Evêque. En réalité, l'argent correspond presque exactement au montant d'un héritage que venait de faire Platano, avant de défuncter tragiquement sur la Nationale 5. Grillé à Lyon, recherché pour crime vers Melun, Bonnot n'avait plus d'autre choix que de monter au braquo dans la capitale.
Thiais, rue Robert Laporte. Au centre, avec trois fenêtres, la maison où vivaient le rentier et sa bonne, assassinés sauvagement.
Le 3 janvier 1912, au matin, un crime affreux secoue la ville alors tranquille de Thiais (Val-de-Marne). Deux vieillards, un rentier de 91 ans et sa bonne de 72 ans, sont découverts ensanglantés dans leur lit, frappés à coup de marteau. Le vieil homme a été lardé de coups de couteau et la vieille femme étranglée. Toute la maison est retournée sens dessus dessous, plusieurs meubles défoncés. Des titres de valeur ont disparus.
Venant après le braquage de la rue Ordener, ces assassinats frappent les esprits. Sur place, Bertillon relève des empreintes digitales et des empreintes de pas dans l'appartement et dans le jardin attenant. Les indicateurs de la police lui fournissent un nom : Paul Metge. Inconnu au bataillon du banditisme, anarchiste militant, son amitié notoire avec Edouard Carouy les mènent tout droit au malfaiteur de la rue Ordener, déjà identifié par Peemans.
Mais alors que l'écheveau commence à se dénouer, et que le milieu anarchiste, même condamnant ces actes, devient l'objet de perquisitions et d'arrestations tous azimuths, le groupe qu'on n'appelle pas encore la bande à Bonnot refait parler de lui. Le 10 janvier, le cambriolage d'une armurerie au 54, boulevard Haussmann à Paris (17 revolvers, 9 carabines et et 9 carabines winchester, plus le contenu du tiroir-caisse) ne prélude de rien de bon. C'est rue du Havre, à Paris qu'on va à nouveau entendre parler de Bonnot et de ses complices. Un cran au dessus de la rue Ordener.
A suivre
(lire l'épisode précédent)
Illustrations : wikipedia, DR.