Non, Tyrannosaur n’est pas la suite de Jurassic Park. D’ailleurs, ce n’est pas du tout un film sur les dinosaures. Il est question, ici, d’un tout autre type de
bête… De “bête humaine”, comme l’appelait Zola. D’un homme qui se laisse parfois dominer par des instincts primaux, animaux.
Il s’appelle Joseph. C’est un quinquagénaire fatigué et un peu paumé qui, depuis la mort de son épouse, passe le plus clair de son temps au pub local, dans un quartier populaire de Glasgow, à s’imbiber d’alcool en compagnie d’ivrognes aussi perdus que lui. Il y a en lui une profonde colère, une rage qui ne demande qu’à sortir, et qui se transforme, parfois, en accès de violence. Un soir, fou de rage, il se défoule sur son chien et tue l’animal. Il éprouve immédiatement du remord d’avoir assassiné le seul être encore capable de lui apporter un semblant d’affection, ainsi que de la honte de se laisser ainsi guider par ses pulsions destructrices. Il se fait la promesse de changer, de réussir à canaliser cette violence, mais cela ne calme pas pour autant la fureur qui l’anime.
Son errance l’amène jusqu’à la friperie que tient une femme prénommée Hannah. Elle habite un quartier plus bourgeois, mais vient chaque jour travailler dans cette petite boutique permettant aux plus démunis d’acheter des vêtements à moindre coût, par pure charité chrétienne.
Quand elle rencontre Joseph, elle ne peut s’empêcher d’éprouver de la compassion pour cet homme en grande détresse. Elle lui tend la main, passant outre son comportement hostile, entre sarcasmes et agressivité.
Joseph se retrouve désarçonné par sa bonté. Hannah est la première personne à lui accorder un peu d’attention depuis des lustres. Elle semble prête à l’écouter sans le juger, voire à lui pardonner ses fautes. Très vite, la boutique devient pour lui un nouveau centre de gravité. Un lieu où il peut essayer de se reconstruire… Il compte sur Hannah pour le soutenir.
Il ignore que cette femme, en apparence heureuse et bien dans sa peau, est elle aussi en grande détresse. Elle vit un véritable enfer au quotidien, mais laisse toute sa douleur au vestiaire pour s’occuper d’autres personnes encore plus malheureuses qu’elle. Ainsi, dans ce petit havre de paix, Hannah peut détourner son esprit de tout ce qu’elle endure dès qu’elle rentre chez elle. En fait, elle a autant besoin de Joseph qu’il a besoin d’elle…
Tyrannosaur, c’est la rencontre de ces deux écorchés vifs. Une histoire d’amour atypique, qui repose non pas sur une attirance charnelle ou des affinités culturelles, mais qui éclot malgré elle sur le terreau de la noirceur de l’âme humaine, la violence et la colère. Hannah et Joseph se comprennent mutuellement et éprouvent de la compassion l’un envers l’autre. Sans le savoir, ils ont traversé les mêmes épreuves, à des degrés divers, et cela crée une sorte de lien entre eux. Leur rencontre est une chance pour eux. Une lueur d’espoir dans les ténèbres. Mais le chemin sera long et douloureux avant d’atteindre une forme d’apaisement.
Nous ne sommes certainement pas dans un de ces mélos larmoyants hollywoodiens où l’amour triomphe de tout, où la rencontre des personnages principaux leur permet d’affronter sereinement les épreuves de la vie. Tyrannosaur appartient à la fois à cette lignée de drames sociaux réalistes qui ont fait la réputation du cinéma britannique des années 1980/1990, et à tout un pan du cinéma de genre venu d’Outre-Manche, brut et violent, à l’instar de Harry Brown, sorti l’an passé.
Ne vous attendez donc pas à une aimable comédie romantique se terminant sur un happy end sucré. Non, ce n’est pas du tout le genre de Paddy Considine. Chez lui, la vie n’est pas rose mais teintée de bleu (pour les coups reçus), de gris (pour le climat déprimant du nord de la Grande-Bretagne) et de noir (pour le côté sombre des personnages). Hannah et Joseph ne pourront se reconstruire que sur un champ de ruines, après avoir démoli tout ce qui les rattachait au passé, à leur ancienne vie, à cette existence de peine et de souffrance. Tout, y compris leurs masques, cette façade tantôt trop optimiste, tantôt trop pessimiste qui les permet de dissimuler leur nature profonde au regard de l’autre. Et évidemment, cette mise à nu ne se fera pas sans heurts.
C’est ce qui fait la force de ce film parfaitement écrit, qui prend plusieurs virages narratifs surprenants et fait évoluer au fil des séquences le regard que le spectateur peut porter sur les personnages. Paddy Considine semble avoir pris un malin plaisir à nous présenter Joseph comme un être abject, repoussant de par sa violence, sa haine, sa rudesse vis-à-vis des autres, avant de le rendre plus humain, plus touchant, au point de nous faire éprouver, in fine, de l’empathie à son égard. De même, il dévoile peu à peu les côtés les plus sombres de Hannah, tout d’abord présentée comme un modèle de calme, de sérénité et de bonté avant que ce vernis ne se craquèle et ne nous dévoile les failles de cette femme en grande détresse morale.
Le film étonne, choque, bouleverse, vient ébranler nos certitudes et nos idées reçues, tant sur le fond que sur la forme. En effet, alors que la plupart de ses confrères auraient utilisé une caméra vidéo numérique portée à l’épaule, pour un grain d’image plus réaliste et une approche plus brute, un peu documentaire du sujet, Considine a opté pour une mise en scène cinématographique “classique”. Format scope, pellicule 35 mm, image soignée et cadre élargis pour donner l’impression d’un western… Le résultat est visuellement intéressant et, surtout, confère au film une certaine ampleur tout en instillant une certaine tension au récit.
Le scénario, extension intelligente du court-métrage du cinéaste, Dog altogether, est très réussi, la mise en scène est à la hauteur, mais la principale force du film, ce sont évidemment ses acteurs, magnifiques, intenses, bouleversants.
Peter Mullan donne chair et âme à Joseph, avec son talent “habituel”. Une formule qui ne rend pas justice à sa performance, en tout point remarquable. Il excelle à restituer toute la complexité de ce personnage tourmenté, qui cède facilement au démon de la colère et de la rage, pour le regretter amèrement ensuite. L’acteur écossais ne verse jamais dans la caricature de l’alcoolique violent. Il dresse le portrait d’un type égocentrique, en colère contre lui-même, contre la société qui l’a abandonné, contre sa vie minable. Un homme aux nerfs à vif qui, à défaut de rédemption, cherche un peu d’apaisement…
Face à lui, Olivia Colman est elle aussi admirable, une vraie révélation dans un rôle pourtant loin d’être facile à jouer. Il fallait que son personnage montre deux visages très différents selon que l’on se trouve à la boutique ou à son domicile. Dans son magasin, Hannah est une femme forte, guidée par la foi et prompte à guider les autres, ces âmes égarées qui viennent lui acheter des objets et profiter de son attention. Chez elle, elle devient faible et se laisse étouffer par son mari. Difficile de passer d’un univers à l’autre tout en conservant crédibilité et justesse de jeu. Olivia Colman a relevé le défi haut la main. Elle s’attire immédiatement la sympathie, puis la compassion du spectateur, pour mieux l’émouvoir à la fin du film, sans jamais verser dans le pathos et la facilité. Deux mots nous viennent à l’esprit pour qualifier sa performance : “sobre” et “magnifique”. Et on saura gré à Paddy Considine d’avoir su offrir à cette actrice, habituellement cantonnée aux seconds rôles télévisés et aux comédies, l’opportunité de prouver l’étendue de son talent dramatique.
A ce superbe duo, ajoutons également Eddie Marsan, qui campe le mari de Hannah. Lui n’est plus une révélation. On a déjà eu maintes fois l’occasion d’apprécier ses talents comiques et dramatiques dans des seconds rôles souvent marquants (dans Be Happy ou Vera Drake, notamment). Il est de nouveau impeccable dans ce rôle, apportant de la nuance à un personnage qui aurait très facilement pu tomber dans la caricature manichéenne.
Tout semble très simple avec de tels acteurs à disposition, mais encore fallait-il pouvoir les choisir, les diriger et créer une sorte d’alchimie entre eux. Le fait que Paddy Considine ait été acteur avant de passer derrière la caméra, et ait été partenaire de ses trois comédiens – sur Red Riding pour Mullan et Marsan, sur Hot Fuzz pour Colman – a probablement aidé. Et son regard d’auteur a fait le reste…
Il n’y a peut-être pas de dinosaures dans Tyrannosaur, mais ils sont aisément remplacés par une belle coalition de talents britanniques, qui oeuvrent, devant et derrière la caméra, pour nous offrir un premier film formidable de noirceur, dense, intense, poignant. Une franche réussite, à découvrir d’urgence en salle, et la naissance d’un vrai cinéaste…
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Tyrannosaur
Réalisateur : Paddy Considine
Avec : Peter Mullan, Olivia Colman, Eddie Marsan, Paul Popplewell, Ned Denehy,
Origine : Royaume-Uni
Genre : chiennes de vie
Durée : 1h31
Date de sortie France : 25/04/2012
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Télérama
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