Texte publié initialement sur le blog S.I.lex et repris le 2 septembre 2011 sur Owni, avec pour titre du commerce et des licences libres
La question revient souvent à propos des licences libres de savoir si elles sont réellement capables de s’articuler avec des modèles économiques viables pour la production de biens culturels, autrement que par le système de monopole exclusif du droit d’auteur “classique”.
La semaine dernière, j’ai reçu par la Poste une preuve tangible que de tels modèles économiques peuvent exister, en associant licences libres et crowdfunding (financement participatif), ce système dans lequel le créateur demande en amont au public de contribuer à la réalisation d’un projet en donnant une somme d’argent laissée à son appréciation.
Vous vous souvenez peut-être qu’en mai dernier, j’avais écrit un billet à propos du projet de la dessinatrice et activiste de la Culture libre, Nina Paley, qui avait utilisé le site de crowdfunding américain Kickstarter pour lancer un appel aux dons en vue de publier des minibooks mettant en scène ses deux personnages de BD, Mimi & Eunice, dans des strips en trois cases traitant de la propriété intellectuelle et de ses excès (Intellectal Pooperty).
L’originalité du projet résidait dans la “licence” retenue par Nina Paley pour ses ouvrages : le Copyheart qui se résume à ceci :
♡ Copying is an act of love. Please copy.
Nina Paley demandait 3000 dollars pour imprimer les minibooks et les envoyer sous forme de récompense à ses contributeurs.
Cet objectif a été atteint en… deux jours (!!!), puis très largement dépassé pour permettre d’imprimer 10 000, puis 20 000 minibooks, avec au total plus de 8000 dollars collectés par le biais des dons de 305 personnes.Visiblement le plus difficile fut d’arriver à expédier les BD à tous les contributeurs partout dans le monde, à cause des facéties de la poste américaine. Bravo Nina pour cette réussite !
Ayant fait un don de 25 dollars pour soutenir ce projet, j’ai eu le plaisir de recevoir la semaine dernière non pas 5 minibooks comme promis mais 15, grâce à l’argent supplémentaire récolté.
Mes quinze exemplaires d’Intellectual Pooperty, le minibook de Nina Paley (jeu de mots difficile à traduire : Impropriété Intellectuelle ? Une chose intéressante à présent serait d’ailleurs de traduire ces strips en français. Des candidats ?)
Je dois avouer que c’est avec une certaine émotion que j’ai lu ce petit livre, qui prouve qu’une création peut naître et toucher un public en dehors de tout système de protection de la propriété intellectuelle. Mais les choses ne s’arrêtent pas là, car en creusant un peu, je me suis rendu compte que d’autres projets sur la plateforme Kickstarter associent licences libres et crowdfunding, de manière souvent très inventive.
Une page recense en particulier les projets utilisant les licences Creative Commons et je vous invite vivement à la visiter.
Vous y découvrirez par exemple le projet Smarthistory, qui vise à produire des vidéos pédagogiques sur l’histoire de l’art, placées sous licence CC-BY-NC-SA, et rassembléessur un site qui constitue un véritable manuel éducatif interactif. Cette initiative associe plusieurs musées dans le monde et a été primée aux Etats-Unis.
Plusieurs projets portent sur l’édition de livres, sous forme imprimée et/ou numérique. J’avais déjà évoqué dans un billet précédent le cas de Robert Sloan, qui a réussi à fairefinancer l’écriture de son premier roman par une communauté de fans, en contrepartie de le placer sous licence libre, ou celui du projet Gluejar, qui me paraît très prometteur.
D’autres exemples de projet d’édition sont particulièrement intéressants. Avec The Wise Roads, deux éducateurs ont utilisé Kickstarter pour rassembler suffisamment d’argent pour organiser un voyage éducatif le long de la côte ouest des Etat-Unis, en testant de nouvelles méthodes d’apprentissage basées sur les échanges avec l’environnement. A l’issue de cette expérience, ils écriront un manuel racontant leur périple et donnant des indications pour permettre à d’autres de mettre en place de nouveaux voyages éducatifs. Ce livre sera mis gratuitement à disposition sous licence CC-BY en version électronique et vendu en format papier.
OpenUtopia est un autre projet éditorial qui vise à produire une nouvelle traduction de l’Utopie de Thomas More, en Open Source, en Open Access, sous de multiples formats et sous la forme d’un site interactif en ligne. C’est une excellente manière de faire revivre une oeuvre du domaine public, sans l’enfermer sous une nouvelle couche de copyright, comme c’est hélas bien trop souvent le cas et je vous conseille de visiter le site, qui comporte même un WikiTopia pour écrire de manière collaborative une nouvelle utopie.
Un peu dans la même idée, transposée dans le domaine de la musique, on trouve plusieurs projets dont le but est de produire des enregistrements libres de droits de morceaux de musique classique. C’est le cas du projet Musopen, qui avait fait parler de lui en 2010, et qui consistait à rassembler suffisamment d’argent pour faire enregistrer par un orchestre de musique classique des oeuvres de Beethoven, Brahms, Sibelius ou Tchaikovsky. Les musiciens ont accepté de renoncer à leurs droits voisins sur leurs interprétations, ce qui permet de les verser dans le domaine public en utilisant la licenceCreative Commons Zéro (CC0). Ce projet a connu un succès retentissant sur Kickstarter avec plus de 60 000 dollars récoltés (6 fois plus que la somme initialement escomptée…). Sur le même principe, une suite a été donnée à ce projet pour libérer les Variations Goldberg de Bach et produire à la fois une partition et un enregistrement libres de droits (23 748 dollars).
De manière peut-être plus inattendue, on trouve également sur Kickstarter des projets citoyens d’Open Data combinant licences libres et crowdfunding. Une initiative propose par exemple de créer une carte libre des transports en commun de Cincinnati pour inciter les citoyens de la ville à utiliser davantage et mieux ces infrastructures (ça ne vousrappelle rien ?
. Un autre projet, RDTN.org (Radiation Detection Hardware Network)proposait de rassembler des fonds pour acheter du matériel permettant de procéder à des relevés des taux de radiation au Japon, de manière à pouvoir critiquer les chiffres avancés par le gouvernement, toutes les données collectées étant placées sous licence CC0. Il a rassemblé plus de 36 000 dollars et propose d’évoluer vers une sorte d’Open Street Maps de vigilance citoyenne sur la radioactivité.Encore plus surprenants, ce sont les projets qui proposent de placer des objets physiques sous licences libres, comme des puces électroniques ou des fraiseuses de salon, permettant de réaliser soi-même toutes sortes d’objets dans l’esprit de l’impression 3D ! Dans le projet de fraiseuse Open Source DIYLILCNC 2.0, les contributeurs à partir d’un certain niveau de dons peuvent aussi voter pour faire évoluer le projet dans tel ou tel sens, ce qui renforce la dimension collaborative.
On le voit, les possibilités sont vastes pour créer des modèles économiques avec des licences libres. Certains projets placent leurs produits sous des licences très ouvertes, en assurant le financement en amont par le biais du crowdfunding. D’autres conservent la restriction NC (pas d’usage commercial) pour pouvoir mettre en œuvre des formes d’exploitation commerciale des produits créés, tout en garantissant des usages ouverts par le biais des licences Creative Commons.
Cette page ne recense pas tous les projets utilisant les licences Creative Commons surKickstater, loin de là et je vous laisse continuer l’exploration des possibles, si ce sujet vous intéresse.
Évidemment, je ne prétends pas que cette combinaison du crowdfunding et des licences libres a pour vocation de remplacer entièrement les formes traditionnelles de financement, mais elle ouvre des pistes intéressantes et présente l’intérêt de mettre directement en relation les créateurs et leurs publics, plutôt que de les dresser les uns contre les autres et de perpétuer la rente de situation d’intermédiaires dont l’utilité devient de moins en moins évidente.