Laurent jura, cliqua machinalement sur zoom arrière avant de revenir à l'impitoyable clarté de la vue proposée par Google Maps. La diabolique 405 demeurerait plantée devant la porte crème numérotée 22, dans la rue Goethe. Laurent en serait son propriétaire pour l'éternité et Laurette ne pourrait jamais déménager du 22. Un coup superbe, Lorette. Deux fesses aussi fermes l'une que l'autre et des yeux bleus à dérider un bernard-l'ermite. Lucile ne savait rien de Lorette. Pourquoi couler un mariage au long cours pour une fille dont on ne gardait que les bas morceaux et l'écho de quelques plaintes ?...
Mélancolique question ne stoppant nullement le cours du temps. La pendule cruelle mènerait un jour où l'autre Lucile face à cette preuve indéniable que Laurent son mari, le père de ses deux enfants devant Dieu et ses amies, avait fauté. Constatation mineure qui ne s'apaiserait que peu quand elle bougerait l'image, poussée par son insatiable curiosité, et verrait l'affiche collée sur la fenêtre au rez-de-chaussée du numéro 22. Laquelle indiquait le 12 avril. Ce même jour, Laurent avait juré que, bon Dieu, il ne voyait, n'aimait et n'honorait qu'une seule personne, sa femme, Lucile. Lucile, dans son immense bonté, avait pardonné l'infidèle, très exactement deux heures après qu'il eut juré et cinq heures après qu'il se soit enfin décidé à avouer. Deux jours après que Lorette eut confessé regarder ailleurs.
Il fallait réagir, Lucile n'était pas rancunière mais le hasard est enfant de l'incertitude. Elle pouvait par malheur tomber sur cette vue et sa jalousie ferait de logiques additions. Dormir sur le canapé demeurait un châtiment cruel pour les dos délicats, sans parler des silences prolongés dont sa rancune pouvait abuser sans mesure. Bref, le ciel s'écroulerait, adieu la sérénité.
Quelques doses de whisky plus tard, Laurent pu envisager la situation sous un jour délivré des visions de clochards lui ressemblant trait pour trait et assis, hirsutes, dépenaillés, au pied d'un appartement à la porte barrée par une gorgone et un intraitable balai.
Lucile rentrerait d'un moment à l'autre. Il fallait aller au plus rapide, désamorcer le vecteur du chaos. Il posa un stylo sur le clavier et referma l'ordinateur fermement. Un doux bruit de verre brisé se fit entendre. La distraction n'étant pas un péché cardinal, il s'en tirerait avec une scène en demi-teinte. Naturellement, la soirée streaming qu'ils avaient concoctée tous deux était à l'eau. Mais l'essentiel était sauf, et le whisky un conseiller potable pour peu qu'on l’allongeât un tantinet.
L'agence de location suivait un cours parallèle à la crise qui enserrait le pays et voyait le client se faire rare. Le lendemain, Laurent eut le loisir, par une activité toute symbolique, d'endormir son mal de tête, sans cesser de le ranimer avec différents scénarios relatifs à l'impardonnable intrusion de Google dans sa vie privée.
L'indignation lui commanda avec insistance de traîner devant les juges cet intrus informatique. A visualiser le déroulement des opérations et la publicité possible, il finit par réaliser qu'un certain nombre d'informations pouvait filtrer dans les journaux et tomber sous des yeux innocents. Sans oublier l'armada d'avocats experts que mobiliserait une telle multinationale. Experts qui ne rechigneraient nullement à traîner dans la boue Jésus lui-même, pour peu qu'il y ait quelques liasses rebondies à gagner.
Exit la solution judiciaire. A la troisième aspirine, son esprit las des demi-mesures suggéra de suivre la voie escarpée des solutions définitives que la loi méconnaît, à raison parfois.
Les tarifs d'un hacker de bonne facture risquaient cependant d'être légèrement prohibitifs, en tous cas incompatibles avec le versement de la prochaine mensualité de la Megane 2l (?) que le couple venait d'acquérir pour offrir un standing adéquat au directeur-adjoint du cabinet Immoparadis.
Lequel hacker céderait peut-être à l'envie de faire mousser sa souterraine réputation en laissant filtrer sur le Net son intrusion dans les coulisses du moteur de recherche le plus connu au monde.
Laurent en était à ce degré de planification stratégique quand le directeur lui annonça les performances mensuelles de l'agence. Nouvelle qui d'ordinaire ne fait sauter que les béotiens ignorant, à l'évidence, qu'une performance est faite pour être battue, et inversée si elle s'avère négative. Ce qui était le cas. Laurent n'avait rien d'un nouveau converti et son esprit prit la mesure des contorsions relatives qui l'attendaient pour les jours à venir, quant à la sécurisation de son aléatoire emploi.
A toute chose malheur est bon. La cervelle de notre infortuné mari vira sous la pression d'une réalité qui s'exposait en noir dans le regard d'un chef détesté mais détenteur de l'arme nucléaire. Adieu Google, hacker et falsification de données. Il fallait revenir aux fondamentaux, recoller au réel.
Les neurones surchargées envoyèrent l'influx maximal. Un spasme traversa la main de Laurent. Elle tenait la cinquième aspirine, qui roula sur la moquette pour se glisser sous les rayonnages muraux à peine plus lourds qu'un semi-remorque chargé. Qu'importe, il en est des chemins de Damas comme des autoroutes. Atteindre la vitesse de libération à un prix. Laurent ignora superbement cette petite défaite pour s’abîmer dans l'Idée. Un instant d'éternité il flotta dans le parfum des ruines. Ruines bénites d'un appartement très exactement situé au 22 d'une rue maudite. Il se vit même papotant avec l'unité antiterroriste dépêchée sur les lieux de cette inexplicable explosion, avant de rejoindre le canal pas loin où les eaux accueilleraient en douceur les restes de l'explosif qui avaient si bien rempli son office.
Le chef était parti, la secrétaire soufflait sur ses faux ongles en faisant gonfler son wonderbra pour emprunter l’ascenseur social que Laurent incarnait à ses yeux. L’ascenseur en question redescendait amèrement les étages de son trip terroriste. Ses doigts obéissants lui présentaient l'aspirine numéro six, mais il choisit la liberté et piocha un valium dans sa poche de pantalon. Il s'agissait maintenant de réguler cette espèce de cervelle anarchiste dont il avait hérité.
Faire sauter l'appartement et la voiture, et puis quoi ?!!...Pourquoi pas éliminer (le patron de Google), ou le kidnapper en lui demandant comme rançon l'armoire 123567, celle qui contient l'image. La main droite, profondément loyale à son maître, vint claquer vigoureusement la joue solidaire à cette tête complètement à l'ouest. Une action que la secrétaire classa dans les réflexes inconnus à mettre sous observation rapprochée.
Le canard rôti, pourtant succulent, et l'humeur réellement aimable de Madame ne parvinrent pas à dérider notre directeur. Même l'amour qu'ils firent comme tous les mercredis ne lui apporta pas cette satisfaction que recèle les choses les plus habituelles parce qu'elles sont habituelles.
Il se soulagea un peu avec le Yorkshire, qui osa demander à sortir le lendemain avant qu'il n'ait fini son café. Ce n'est pas pour rien que Dieu a fait ces créatures inférieures, dans l'ordre de la Création.
La lumière vint toucher notre directeur-adjoint au moment où il fonçait pour arriver à l'heure. Naturellement, un feu tricolore s'invita sur le trajet et s'arrangea pour virer au rouge quand il passait. Une cyclomotoriste tout de bleu vêtu le fit stopper et lui dressa contravention. Il protesta, naturellement. Le bleu repris le papier et cocha une nouvelle case. Laurent regarda l'amende, l'empocha et partit sans un mot. Évidemment, vous l'aurez deviné, la leçon est là. Elle mobilise plusieurs proverbes et quelques maximes ; tout cela pour dire qu'entre un homme et un mur, c'est le mur qui gagne.
Laurent mit à profit ses années passées à harponner le client de mille manières. Il existe des biens vendables et ceux-là partent sans souci. L'art de circonvenir ne s'acquiert qu'avec ceux qui sont difficilement vendables. On ne peut faire passer des murs en brique de cinq pour des murs de soutènement ou un plancher pourri pour des dalles de marbre. Il s'agissait donc de changer la perception de Lucile.
Certains esprits chagrins auraient usés à propos de cet homme de qualificatifs appréciés des dictionnaires d'argot. C'eut été méconnaître la réelle peine de ce mari attaché à son foyer. Il s'agissait tout de même de sa femme, nul ne le savait mieux que lui. On lui aurait mis le marteau en main qu'il n'eut pas touché un seul cheveu de sa tête. Non, il s'agissait simplement de préserver sa sérénité. Laquelle était incompatible avec l'existence d'images sujettes à interprétation, à supputations et autres exaltations nuisibles.
Les produits sont relativement faciles à trouver sur Internet, une fois qu'on sait ce que l'on cherche. Laurent avait pris le temps de bien cerner les substances nécessaires et d'estimer les moyens de les acquérir sans trop laisser de trace, par exemple en prenant un proxy et du temps entre les divers achats.
Le cocktail, inodore et incolore, garantissait une réussite assez rapide. Laurent pleura de joie en découvrant qu'il pouvait élaborer un produit d'une telle qualité, même s'il grimaça en découvrant qu'il y avait amoindrissement des sensations et de la coordination sensori-motrice avant l'obtention d'une nécrose notable de la mémoire à court terme. Grimace qui opta pour le contentement quand il découvrit aussi qu'il y avait un cabinet d'ostéopathie dans le quartier. Sa femme chérie perdrait la mémoire mais garderait sa liberté de mouvement.
Les plus grandes douleurs sont muettes, les plus grandes vertus s'obstinent en secret. Lucile n'affichait que peu de symptômes mais Laurent persista des mois durant à diluer chaque soir la mixture dans le vin coupé qu'elle buvait d'ordinaire.
Il y avait du mieux, sans doute, notait-il au volant, un matin de septembre, et Lucile bientôt n'aurait plus rien à craindre de ce Google images et des ses clichés douteux. Il fut très surpris de voir deux hommes en motocyclette lui faire signe de la main, avant de lui faire baisser la vitre pour indiquer péremptoirement qu'il roulait à soixante-douze kilomètres à l'heure quand il avait ignoré la couleur rouge du feu. Il le fut encore plus quand l'un des deux policiers municipaux déclara qu'il le reconnaissait et qu'il y avait peut-être des limites à la provocation.
Ce ne fut pas grand-chose comparé au choc qu'il éprouva non pas suite à l'espèce de désorientation passagère qu'il ressentit après le départ des deux agents de la circulation, mais quand il reprit la route - après avoir étanché sa soif à la bouteille qu'amoureusement lui glissait chaque matin dans le cartable Lucile – pour découvrir qu'il ne savait absolument pas où menait cette route et ignorait même où il souhaitait aller.