Imaginez un peu la scène. A 8h45, un 21 décembre, un garçon de recettes, Ernest Caby (1), portant sur lui trois sacoches contenant des chèques, des titres et de l'argent liquide, descend du tramway Trinité-Enghien à la station Championnet, à la hauteur du 102 rue Danrémont. A cet arrêt l'attend Alfred Peemans, employé de la Société Générale, qui doit lui servir de garde du corps non armé jusqu'à l'agence de la banque, située au 148 rue Ordener, au coin de la cité Nollez. Quelques mètres avant le n°152, Caby aperçoit deux hommes qui viennent à sa rencontre, le regard fixe et menaçant. Ils sortent chacun de leur poche un Browning et tirent instantanément. Caby s'effondre, Peemans en réchappe miraculeusement et court vers l'agence en hurlant.
L'un des agresseurs se penche sur Caby sanguinolent. Dans un réflexe désespéré, celui-ci s'aggripe à la grille d'un arbre et étreint ses sacoches. Comme il ne veut pas les lâcher, le deuxième homme tire à nouveau sur lui. Avec un couteau, les bandits coupent les sangles (oubliant sans le savoir la troisième sacoche cachée sous le manteau de Caby), puis montent dans une luxueuse Delaunay-Belleville, qui les attend à quelque distance, moteur tournant. L'une des deux sacoches lui ayant échappé en ouvrant la portière, le voleur se penche tranquillement pour la ramasser. La voiture démarre sans se hâter. Mais comme Alfred Peemans revient de l'agence avec du renfort, une main sort de la portière et tire plusieurs coups de feu pour disperser les héros.
La Delaunay-Belleville tourne alors à gauche, en épingle à cheveux, dans la rue des Cloys. L'un des malfaiteurs menace un chauffeur de bus qui veut jouer avec sa vie en mettant son véhicule en travers. Puis la voiture accélère dans la rue des Cloys, vire serré dans la rue Montcalm, évite divers obstacles, et finalement tourne à droite dans la rue Vauvenargues. Les poursuivants -à pied et en vélo...- perdent alors sa trace. Une dizaine de coups de feu ont été tirés depuis son démarrage. On retrouve des impacts dans les vitrines du quartier, sur le trottoir de la poste de la rue Vauvenargues. Dans un état très sérieux (aujourd'hui, on dirait que son pronostic vital est engagé), le malheureux Caby est transporté à l'hôpital Bichat.
Imaginez si cela s'était passé aujourd'hui : l'horreur, le sang sur le pavé, les cris, la stupéfaction des passants, les messages sur Twitter, les vidéos tremblantes prises au smartphone, la réaction atterrée des médias, les récits des témoins héberlués, la fureur des politiques… Il y aurait de quoi occuper l'actualité pour un moment. Et bien cette histoire s'est passée le 21 décembre 1911. Et si je vous la raconte aujourd'hui, c'est que l'un des derniers actes de la fameuse bande, la mort du redoutable Jules Bonnot à Choisy-le-Roi, date d'il y a cent ans exactement, le 27 avril 1912.
Ce feuilleton dramatique dura six mois avec de multiples rebondissements tous plus époustouflants les uns que les autres. Ils passionnèrent les foules et multiplièrent les tirages des journaux. Le plus extraordinaire, c'est que cette saga sanglante éclipsa largement dans les journaux de l'époque le naufrage du Titanic, le 15 avril 1912. La “bande à Bonnot” marqua durablement les esprits du temps. Il est temps de s'en rappeler.
Rue Ordener, aujourd'hui, nulle trace de l'agence de la Société Générale attaqué par Bonnot et ses complices. A la place, au 148, un salon de coiffure. A la hauteur du 152, c'est là que le garçon de recette Ernest Caby tomba sous les balles d'Octave Garnier et de Raymond Callemin, dit Raymond-la-science. Sur le battant gauche de la porte, on distingue deux trous rebouchés, ultimes stigmates des impacts de balles des bandits. Au coin de la rue des Cloyes, n°63, un vestige ironique, un bar à vin dont le nom rime avec le passé du quartier : “La bande à bon' eau”.
Une chose frappa les esprits de l'époque : outre l'audace et la terrible froideur des bandits, leur attaque fut le premier hold-up en auto de l'histoire. Qui plus est commis avec une voiture de luxe volée rue du Chalet (2) à Boulogne-Billancourt, une semaine avant. On la retrouva le lendemain à Dieppe, embourbée près de la plage, non loin des falaises. On crut les bandits embarqués vers l'Angleterre : en réalité, ils étaient revenus par le train dans la capitale. Leur itinéraire fut ensuite péniblement reconstitué par la police : porte de Clichy (ils étaient sans s'arrêter la barrière de l'octroi, devant les agents médusés), Pontoise, Gisors, Gournay, puis Forges-les-Eaux et enfin Dieppe.
On ne sut jamais vraiment combien ils étaient ce jour-là. Les témoignages divergent. Jules Bonnot, Raymond Callemin et Octave Garnier en étaient. Mais le quatrième est resté anonyme. Depuis quelque temps, le trio rêvait de faire un gros coup. Les trois hommes se fréquentaient depuis peu. Leur dénominateur commun : une âme de révolté cimentée par la dureté de la condition ouvrière de l'époque. Et la volonté de passer de l'anarchisme classique à l'illégalisme : l'action plutôt que les parlottes, le fait plus que la propagande, et surtout la reprise individuelle, fusse avec un browning et au prix du sang.
La bande elle-même se fondait dans un groupe plus large de complices plus ou moins radicalisés, de soutiens fraternels condamnant définitivement leurs actions mais accordant cache, gîte et couverts sans se poser de question, au nom d'un idéal vaguement commun. Dos au mur face aux conséquences de leurs actions placées de plus en plus haut dans l'échelle de la délinquance, les illégalistes misèrent sur une innovation technologique de taille : la voiture mise au service du crime.
C'est Bonnot qui avait eu cette idée de génie. Conducteur et mécanicien le jour, perceur de coffres-forts et cambrioleur la nuit, il avait testé et compris l'avantage énorme de disposer d'un véhicule puissant face à une police mal armée, à pied, à cheval ou à bicyclette et sans moyen de communication digne de ce nom (le téléphone n'équipait pas les commissariats). Surtout, franchissant les limites de morale et de la violence classiques, ils pouvaient jouer sur l'effet de sidération pour réussir quelques coups mémorables et tenter de se mettre à l'abri du besoin. La rue Ordener fut le premier. La suite ne tarda pas.
(A suivre)
(1) Venu du siège de la Société Générale, rue de Provence, Ernest Caby habitait 82 rue Rambuteau. Le couple était concierge de cet immeuble.
(2) La rue a été en partie amputée par la construction du vélodrome du Parc des Princes, et le reste coupé en deux tronçons rebaptisés rue Marcel Loyau et rue Salomon Reinach.