Il était une fois une veuve de la campagne qui avait un fils appelé Jean. Ce fils était si bête, si maladroit, si dépourvu de jugement, qu'on l'avait surnommé Jean l'Ahuri, c'est-à-dire Jean qui fait tout le contraire de ce qu'il faudrait. De lui, on contant tant de bévues, qu'on aurait pu en composer des volumes.
Un jour, par exemple, sa mère ne voulant pas le laisser inoccupé à la maison, l'envoya acheter un mouton à la foire. Jean obéit. Mais la nuit venue, comme il n'était pas de retour, la pauvre mère, fort inquiète, se mit à sa recherche. Elle le trouva exténué, étendu au milieu du chemin, avec un énorme mouton couché sur lui : il avait voulu le porter sur son dos, comme un simple cochon de lait ! Impatientée, elle lui dit :
"Mon pauvre garçon, je ne sais pas ce que je ferai de toi ! Est-ce ainsi qu'il faut agir avec les moutons de cette taille ? Il fallait lui passer une corde à la patte, et le faire marcher à coups de baguette !
- Bon ! bon ! ma mère, ne vous faites pas de mauvais sang ; ne autre fois cela ira mieux."
La foire suivante, elle l'envoya acheter une grande cruche de terre, dont elle avait un pressant besoin. Eh bien ! le croiriez-vous ? Quand il rentra à la maison, c'est à peine s'il était suivi de l'anse, qu'il traînait sur le sol avec une corde.
"Et ma cruche, s'écria la malheureuse femme, où est-elle ?
- Je ne sais pas trop. J'ai fait comme vous m'avez dit : j'ai attaché une corde à son anse, et je l'ai fouettée tout
- Ah ! mon pauvre garçon, tu me désespères ! Si tu avais eu un peu de jugement, tu aurais prié quelque voiturier de notre connaissance de prendre la cruche sur son char garni de paille de foin.
- C'est bien, ma mère, je ne l'oublierait pas."
Un autre jour, la bonne femme, l'ayant envoyé chercher des aiguilles dans une boutique de la ville, le vit revenir les mains vides :
"Et les aiguilles ? demanda-t-elle.
- Elles viennent dans le char de feuilles mortes qu'amène le voisin. N'est-ce pas ce que vous m'avez recommandé de faire ?
- Tu n'es qu'un fieffé nigaud, mon ami ; ces aiguilles, tu aurais dû les piquer à ton tablier, pour ne pas les perdre en chemin.
- Bien ! bien ! une autre fois je le ferai, soyez tranquille."
A quelque temps de là, on eut besoin de quelques aiguillons pour les boeufs. Jean alla en faire emplette à la foir ; mais que fit-il ensuite ? Il les enfonça dans son tablier, si bien qu'il était vêtu de loques à son arrivée à la maison.
Quand sa mère le vit ainsi, elle s'écria à bout de patience :
"Tu me ruines, avec tes sottises ! Désormais, je le déclare, je ne te ferai plus rien acheter."
Cependant comme elle était seule et surchargée de travail, un jour qu'elle avait fait tuer un mouton, elle envoya Jean laver les boyaux à la rivière.
"Comment saurai-je, demanda-t-il, qu'ils sont suffisamment lavés ?
- Tu prieras quelqu'un de te le dire, car il doit passer par là beaucoup de monde."
Jean l'Ahuri se rendit donc à la rivière et il lava et relava les boyaux ; mais sans apercevoir âme qui vive. Il ne pouvait donc pas se renseigner.
Vers la fin du jour, il était de fort méchante humeur, lorsqu'il vit une barque remonter péniblement la rivière, car le courant était très fort. Aussitôt il se mit à l'appeler. Pensant avoir affaire à quelque passager, les matelots se dirigèrent vers le bord, en coupant le courant. Mais lorsque Jean leur demanda, avec sa face de carême :
"Messieurs, pourriez-vous me dire si ces boyaux sont assez lavés ?
- Au diable ! répondirent-ils ; c'est pour cela que tu nous a appelés ? Attends ! nous allons t'arranger d'importance !"
Ils débarquèrent et lui donnèrent une bonne correction. A la fin, ils lui dirent :
"Si, du moins, tu avais demandé qu'il soufflât un grand vent, tu aurais fait preuve de jugement, car ce vent aurait gonflé notre voile."
A moitié assommé, Jean l'Ahuri se mit en route pour chez lui. Comme il traversait un champ, il vit des gens qui, après avoir moissonné, rassemblaient les épis en gerbes. Ayant la manie de certains enfants, qui les fait parler à tort et à travers, il cria aux moissonneurs :
"Je vous souhaite qu'il s'élève un grand vent !"
Grand Dieu, qu'avait-il dit là ? C'était à souhaiter que le vent éparpillât a loin les épis. Aussi les moissonneurs sautèrent-ils sur le chemin, pour le battre à bras raccourcis. Puis :
"Ne vois-tu pas, lui dirent-ils, qu'un grand vent disperserait notre blé et nous donnerait double ouvrage ? Est-ce ainsi que tu devrais parler ?
- Comment alors ?
- Plaise à Dieu qu'il n'en vole pas un !"
Le corps moulu, notre garçon continua sa route. Il rencontra des oiseleurs, qui tendaient des filets pour prendre des oiseaux, et comme la stupidité est une maladie incurable, à peine les vit-il qu'il leur cria :
"Plaise à Dieu qu'il n'en vole pas un !
Les oiseleurs, cela se conçoit, ne furent pas contents ; ils le rouèrent de coups :
"Est-ce ainsi, lui dirent-ils, que tu devrais parler ?
- Comment alors ?
- Comment ? Puisse-t-il y en avoir beaucoup de massacrés !"
Clopin-clopant, l'infortuné, continua sa route, rencontra des hommes qui se battaient, au milieu de leur compagnons formant le cercle.
Avec son éternelle manie de parler sans qu'on lui demande son avis, Jean leur dit , d'un air entendu, car il croyait faire preuve de sagesse :
"Puisse-t-il y en avoir beaucoup, beaucoup de massacrés !"
Aussitôt tout le monde se tourna contre lui et, après l'avoir fort maltraité, on lui dit :
"Imbécile ! Est-ce ainsi que tu devrais parler ?
- Comment alors ?
- Comment ? Puisse Dieu les séparer promptement !"
Plus mort que vif, Jean se remit en chemin. Bientôt il rencontra un nombreux et joyeux cortège qui escortait deux nouveaux mariés. Persuadé qu'il faisait un compliment, il dit, la bouche en coeur :
"Puisse Dieu les séparer promptement !"
A peine les gens de la noce eurent-ils entendu ces paroles, qu'ils le battirent comme plâtre ; puis ils lui dirent :
"Est-ce ainsi, triple soit, que tu devais parler ?
- Comment alors ?
- Comment ? Puisse-t-il s'en faire un pareil, chaque jour !"
Le malheureux, un peu plus loin, trouva le convoi funèbre d'un homme qui avait été bon et considéré pendant sa vie ; il se mit à crier :
"Puisse-t-il s'en faire un pareil chaque jours !"
En entendant cette stupidité, les gens du convoi déposèrent le corps à terre et, se servant des chandeliers en guise de bâtons, ils l'assommèrent à moitié. Cependant l'un d'eux, plus compatissant que les autres, lui dit :
"Est-ce ainsi que tu devais parler ?
- Comment alors ?
- Comment ? Puisse Dieu l'emmener tout droit au ciel !"
Jean reprit sa marche dans un bien pitoyable état. Mais les corrections qu'il avait subies ne l'avaient pas corrigé. Rencontrant un baptême, et montrant l'enfant :
"Puisse Dieu l'emmener tout droit au ciel !" s'écria notre benêt.
Indignés d'un pareil voeu, le père, le parrain et la marraine s'élancèrent sur lui, pour le battre d'importance ; mais Jean l'Ahuri, qui savait comment on l'avait traité jusque là, prit ses jambes à son cou, et il ne s'arrêta plus que chez lui. S'il n'avait pas fui, il aurait été sûrement massacré cette fois.
Cependant les leçons successives lui profitèrent ; il finit par comprendre que, comme le dit le proverbe, "la parole est d'argent, et le silence est d'or", et que l'on ne doit pas se permettre de parler de choses que l'on ne connaît pas et où l'on n'a rien à voir.
Cette histoire de Jean l'Ahuri doit donc être une leçon pour ceux qui, sans rime ni raison, se mettent à parler de ce qu'ils ne savent ni ne comprennent, et se jettent à la traverse des gens qui n'ont que faire de supporter leurs bévues.
H. FAURE - D'après un conte portugais de Mmme Anun de Castro Osario.