Le titre du coup de gueule de Jean-Luc Jeener est trompeur. Il ne s'en prend pas au mécanisme de l'intermittence mais à l'usage qui en est fait. Il défend surtout dans ce livre le théâtre tel qu'il le conçoit et qu'il le pratique, le théâtre de l'incarnation, le vrai théâtre en quelque sorte, qui n'est pas un spectacle comme les autres.
Jean-Luc Jeener a consacré toute sa vie au théâtre. Il dirige depuis 15 ans le Théâtre du Nord Ouest ici, qui est un théâtre d'art et d'essais et qui a la particularité d'avoir une programmation permanente autour d'un thème ou de l'intégrale d'un auteur.
Jean-Luc Jeener se fait une haute idée du théâtre:
"Le théâtre dans son essence est éminemment politique. C'est un acte grave que d'en faire. Et que de le voir. Utilisé dans son meilleur, il montre l'homme à l'homme. Le citoyen au citoyen. L'individu à l'individu. Et dans le vivant."
Il n'a pas une moins haute idée du comédien:
"Un joueur de piano, de violon est un interprète qui peut avoir plus ou moins de génie. Mais un comédien est plus que cela. Il incarne un personnage. Il "est" ce personnage. Il lui prête son âme, son corps, son histoire qu'il mêle au corps, à l'âme, à l'histoire du personnage pour ne faire plus qu'un."
Le problème est que, selon Jeener, "le vrai théâtre n'a aucune rentabilité possible" et que "le rapport du coût d'un spectacle et du coût du billet est abyssal". Pour devenir rentable le vrai théâtre ne doit pas limiter la distribution ni augmenter le nombre de places au détriment de l'intimité et de l'incarnation.
Certes dans son théâtre le fonctionnement est exceptionnel: les comédiens ne jouent pas pour de l'argent, la subvention a été réduite à une peau de chagrin et le TNO bénéficie heureusement des libéralités d'un mécène, Vincent Bolloré.
Jeener est bien conscient que cette expérience "serait catastrophique si elle était généralisée à tous les théâtres". Or la multitude des théâtres parisiens est quelque chose d'unique au monde, qu'il ne voudrait pas voir disparaître.
Il souhaiterait donc que les Français prennent conscience que le théâtre n'est vraiment pas une activité comme les autres qui sont "faites pour rapporter de l'argent":
"Ce qu'offre le théâtre, l'enrichissement qu'il apporte, est d'ordre subtil. Il nourrit l'homme de son essence. Il le rend plus intéressant, plus ouvert, meilleur. Comme un prêtre (et qui donc demanderait à un prêtre d'être rentable?), il lui apporte spirituellement."
C'est pourquoi il est nécessaire, selon lui, que l'Etat s'en mêle et soutienne les théâtres à travers le Fonds de soutien, les comédiens via l'intermittence du spectacle:
"Que les citoyens assument tout autant leur choix d'accompagner la création que, nous artistes, nous assumons d'être aidés."
Créer certes, mais il faut bien manger.
Le Fonds de soutien permet de réduire les déficits. L'intermittence, qui devrait être réservée aux seuls artistes et en exclure les techniciens, "permet de faire son métier dans l'exigence et la dignité sans avoir la tête ailleurs, sans être désespéré parce qu'on ne peut pas payer le loyer".
Ce n'est donc pas pour exercer ce métier de fou à des fins lucratives, au contraire. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, déplore-t-il.
De plus:
"Là où, naguère, il pouvait y avoir une censure politique, voire esthétique, la censure est administrative."
A la suite de dénonciations publiques de la part de confrères jaloux de son indépendance et de son impécuniosité, le TNO a bien failli mettre la clé sous la porte parce qu'il ne respectait pas un cadre légal étriqué...
A un moment Jeener fait le rêve éveillé d'un monde théâtral où toutes les subventions seraient supprimées, toutes:
"Certains spectacles fumeux ne verraient jamais le jour...Pour le reste...Et - n'est-ce pas? - ça ferait place nette pour les irréductibles comme moi qui ne peuvent pas se passer de théâtre. Ca dégagerait du métier les fatigués et les fausses gloires. Et le public, selon la logique du fromage, se précipiterait en masse pour voir mes spectacles...[...]. Pour certains metteurs en scène nantis qui travaillent dans le public et dont l'authenticité de créateur ne fait aucun doute, ce serait même une saine plongée dans la réalité du théâtre: la pauvreté."
Jeener pense que ce serait heureusement impossible parce que "les conséquences, surtout, seraient évidemment la destruction du tissu théâtral et le triomphe de l'argent"...
Ne serait-ce pas plutôt le triomphe de la liberté de création dont le vrai théâtre a réellement besoin pour exister?
Jean-François Revel disait qu'il valait "mieux être Balzac, et vivre, fût-ce mal, de livres achetés par les lecteurs, que Racine ou Boileau, si grands soient-ils, tributaires de la cassette du prince"...
Francis Richard
Pour en finir avec les intermittents du spectacle, Jean-Luc Jeener, 128 pages, Atlande ici