Il faut voir, à l'approche de Chicago, au creux de l'hiver, la nuit tombée, le Lac Michigan pris dans les glaces. On le devine en réalité plus qu'on ne le voit quand l'appareil, venant de l'Ohio, contourne la ville par l'est en plongeant vers l'eau et en amorçant, simultanément, un long virage étiré qui nous place, quelques instants, en suspension à quelques dizaines de mètres au-dessus du lac.
De lourdes plaques de glace aux contours brisés se détachent alors lentement de flots d'un noir profond au fur et à mesure de la descente. Ce qui, le jour, ferait un contraste dur entre la glace et l'eau prend, la nuit, l'allure d'une variation plus subtile, à peine perceptible par endroits, entre les composants d'une même nature dont l'obscurité dilue les contours, tantôt soudés, tantôt au contraire déchirés.
A la fin, ce n'est plus qu'un vaste trou noir face au mur que dresse soudain les buildings du Loop, denses comme un roc, et cependant dérisoires au milieu des vastes espaces sauvages du Michigan et du Wisconsin, de part et d'autre du lac qui tombe vers le Midwest comme une gigantesque feuille d'érable depuis Saint Ignace et Mackinaw qui commandent, plus au nord, le passage vers Huron.
Urbs in Horto (la ville dans un jardin) : dérisoire ? c'est aussi une figure saisissante de la puissance - de la prédation aurait dit Harrison, exercée depuis deux siècles par la mégapole du Midwest sur un environnement riche en matières premières de toutes sortes : bois, viande, minerais, céréales... exploitées par l'armée des ombres d'une immigration qui, mue par ses rêves, s'est tuée à la tâche.
Cette barrière de pierres au front orgueilleux qui monte vers le ciel au long de Michigan Avenue, c'est une cathédrale magnifique sur un tombeau de plaintes. Derrière, les longues lignes de fuite que dessinent les avenues densément éclairées du centre sont les allées d'une nef à ciel ouvert qui finit par se perdre dans les mystères de l'ouest.