Jose Maria Sert, étude pour « les Triomphes de l’humanité ». New York 1940.
Il y a chez Jacques Bidet une ambition qui sera jugée surannée, voire dépassée par ceux qui, aujourd’hui, se délectent de réflexions hâtives présentées comme révolutionnaires. Raison de plus pour le lire avec attention ! Ainsi, alors que l’incertain, le discontinu, le fragmentaire constituent les fils conducteurs épistémologiques de nombreuses recherches, Bidet ne craint pas de s’inscrire dans la lignée des penseurs qui ont constitué leurs avancées en « systèmes » à visée scientifique mais aussi politique. Il s’agit pour lui de fonder une « théorie générale de la modernité », non par caprice intellectuel, mais parce que cette théorie s’avère essentielle pour comprendre le monde social, le critiquer et dégager les pistes de sa transformation radicale.
À la différence de diverses tentatives visant à construire un système théorique « total », l’élaboration de Jacques Bidet passe, elle, par un travail d’exégèse très pointu, souvent repris et développé, que l’on retrouve dans son nouveau livre, l’État-monde. Cette exégèse s’attache prioritairement aux travaux de Marx, mais elle examine aussi ceux de penseurs plus contemporains comme Althusser, Habermas, Bourdieu ou Rawls. Bidet évite cependant le piège de l’éclectisme, et à le lire on n’a nullement l’impression d’une association maladroite de thèses diverses, car on se trouve confronté à une réflexion très cohérente qui prend de plus en plus sens à chaque nouvelle publication.
Dans la présentation de l’État-monde, Bidet fait remarquer qu’à l’origine des élaborations intellectuelles sophistiquées se trouvent en fait quelques idées simples. Parmi celles qui fondent, selon lui, la théorie de la modernité, il y a le constat que ni le marché ni la marchandise ne constituent, comme on le croit, les « cellules élémentaires » de la société capitaliste. En réalité, cette cellule élémentaire comporte deux faces : une qui pose le marché comme principe de coordination économique et l’autre qui repose sur l’organisation. Les comportements économiques relèvent donc à la fois de la « contractualité marchande » entre partenaires et d’une répartition verticale des tâches que toute entreprise, qu’elle soit ou non capitaliste, connaît nécessairement. Ces comportements économiques trouvent leur traduction dans la sphère du droit et de l’État : la contractualité marchande s’appuie sur le principe de la liberté de s’associer entre individus, l’organisation de l’entreprise trouve une affinité avec la contractualité centrale de la communauté. On retrouve également ces mécanismes sous des formes différentes dans les sociétés socialistes car ils caractérisent toutes les sociétés que Bidet qualifie de « modernes ».
La réflexion de Bidet devient naturellement plus concrète lorsqu’elle s’attache à des moments historiques importants. Elle n’en devient que plus convaincante.
Il situe les racines de la modernité, c’est-à-dire le moment où les sociétés humaines ont commencé à s’organiser systématiquement autour des principes du marché et de l’organisation, au XIIIe siècle, dans l’Italie du Moyen Âge. La croissance urbaine, enclenchée par un important développement économique, a alors fait qu’on a cessé de placer au premier plan le seigneur et l’ecclésiastique, détenteurs d’une autorité indiscutée, au profit d’un groupe d’hommes dont la mise en rapport implique qu’ils se reconnaissent comme « libres et égaux ». Le cadre du marché et l’organisation de l’entreprise entraînent que cette liberté et cette égalité se retournent en leur contraire dans la mise en œuvre qu’imposent par la suite les sociétés capitalistes. Mais ce phénomène n’efface pas ce socle originel. Il reste présent dans les consciences et incite en permanence les dominés à reprendre le flambeau de la lutte pour exiger des sociétés qu’elles tiennent les promesses d’émancipation que chaque jour elles refoulent.
Cette lutte, dont l’un des noms est « communisme », a été menée historiquement par le mouvement ouvrier dans le cadre de l’État-nation. Jacques Bidet entrevoit le lent glissement vers un cadre plus large qui correspond à un « État-monde ». Il est encore embryonnaire et régulièrement refoulé par les logiques impérialistes, mais il s’avère indispensable car la globalité des problèmes qui se posent à l’humanité implique une conscience politique mondiale.
Baptiste Eychart
L’État-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l’échelle globale, de Jacques Bidet. PUF, 313 pages, 27 euros.
N° 92 – Les Lettres Françaises avril 2012