Le Ballet national bavarois a ouvert hier soir la semaine du festival de danse par une nouvelle production présentant deux oeuvres créées à quarante ans de distance et qui appartiennent à deux univers très différents. L'exécution, magistrale, en fut remarquable en tous points.
Jerome Robbins ou le Meilleur des Mondes
Bach et ses Variations Goldberg d'abord, dans une chorégraphie de Jérôme Robbins qui date du début des années 1970. On est d'emblée ravi par l'exécution musicale d'Elena Mednik, une pianiste d'origine ukrainienne, formée en Russie et en Allemagne. Titulaire de nombreux prix, elle travaille depuis 4 ans comme pianiste au Bayrerisches Staatsballett. Sa maîtrise de l'oeuvre est époustouflante, d'autant plus que la musicienne joue l'ensemble des Variations pendant une heure et vingt minutes sans discontinuer, dans une subtile communication avec les danseurs qui les interprètent sur scène. Un défi audacieux, que la pianiste a relevé avec brio. Et l'alchimie prend forme sous nos yeux: la musique soutient le ballet qui à son tour met en scène la musique, comme des échos qui se répondent et se renvoient sans cesse la balle. Le résultat est un long ravissement: grâce aux tableaux du ballet on comprend mieux la musique, et l'inverse est vrai aussi, la musique porte la chorégraphie, dans une aimable complicité.
Le monde de Jérôme Robbins nous donne un premier accès à la modernité en ce sens qu'il décline toutes les harmonies du mouvement des corps sans nous raconter une histoire. Il n'y a pas de narration, mais un long développement des possibles dans la rencontre harmonieuse des corps. La seule allusion au temps historique, c'est, et seulement pour quelques scènes en début et en fin de ballet, les costumes aux motifs baroques des danseurs: pourpoints d'officiers à brandebourgs et jabots, comme un clin d'oeil à l'époque de Jean-Sébastien Bach. Le ballet met en scène le monde aimable, jamais problématique, des relations courtoises qui se jouent entre des humains dont les rapports sensuels ou amoureux se font, se déploient et se défont avec une légèreté toute superficielle et sans jamais de drame. Un monde qui nous paraît irréel tant il est différent de ce que l'on peut aujourd'hui voir ou vivre. Robbins avait l'art de la composition et du tableau, toujours parfait, parfois un peu lassant à force de perfection.
Une mise en scène sans décors, avec d'excellents jeux de lumières qui modèlent les corps et donnent à la danse toute sa dimension, accentuée encore par les couleurs pastels des costumes des danseurs. Un travail de scène où domine une esthétique tout à la fois minimaliste et joyeuse. Les lignes et les figures de la danse sont pures et dépouillées, harmonieuses et allègres, avec parfois un trait d'humour, comme ces roulés qui font sauter en l'air les danseurs qui auraient pu y faire obstacle, suivis de cumulets amusés. Mais dans le monde selon Robbins, il n'y a pas d'obstacles, tout fonctionne de manière huilée. Et si ballet commence de manière très dépouillée avec deux danseurs qui exécutent un pas de deux aux allures de lent menuet, c'est pour se terminer par une joyeuse société dont les cercles dansants signalent le bon fonctionnement. Le monde rêvé et perdu de l'Invitation au voyage, où l'on pouvait vivre ensemble, là où tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme, et volupté.*
Le bruit et la fureur du monde de Jiří Kylián
Le monde chaotique du Gods and dogs de Kyliàn en deuxième partie rentre en collision frontale et violente avec les harmonies éthérées du début des années 70 du New York de Jerome Robbins où l'on pensait encore que tout était permis et que tout était possible. Jiří Kylián a créé son oeuvre dans l'Amsterdam de 2008, il a travaillé avec de jeunes danseurs dont les corps torturés et déjantés reflètent peut-être l'inquiétude d'une société désaxée, qui ne sait où elle va mais qui paraît y aller très vite, composée d'êtres tourmentés par des interrogations étranges auxquelles ils ne peuvent plus donner que des réponses absurdes, et qui jaillissent sur le plateau ou en sortent de manière abrupte. La beauté et l'esthétique semblent naître du tourment de ces vulnérabilités qui se croisent et se rencontrent sans ne plus parvenir à se regarder véritablement, encore moins à s'aimer. L'étrange monde du chorégraphe paraît hanté par ses propres questionnements et par l'inquiétude de ces danseurs. Le compositeur Dirk Haubrich a retravaillé ou recréé le Quatuor à cordes n°18 de Beethoven, et cela donne une musique nouvelle et inquiétante, comme ce décor d'un rideau à franges où se déroulent de sombres aurores boréales et sur lequel s'approche, de front, un chien puissant qui n'a rien d'amical et qui pourrait bien s'avérér un loup lancé vers la curée.
L'oeuvre est à la limite de la folie, de notre folie, et c'est pourquoi, si l'on en sort en se disant que c'était magnifique mais qu'on n'a rien compris, on n'en est pas moins profondément touchés dans nos intimités les plus secrètes. Nous avons pu, un court laps de temps, être confrontés avec la terreur de la contemplation de nos propres absurdités. Si cela avait duré plus longtemps, cela aurait été insoutenable.
A la fois, on est stupéfait des performances des danseurs qui effectuent un travail magique de déboîtement et d'emboîtements impensables des corps entre eux, avec une précision millimétrée qui confine à la perfection. Si l'on est assez prêt de la scène, ou si l'on dispose de bonnes jumelles de théâtre, on verra combien la chorégraphie de Kylian sollicite tous les muscles du corps, jusqu'à ceux du visage, pour exprimer cette histoire pleine de bruits et de fureur, et qui ne signifie rien.**
Le verdict du public est intéressant: après la première partie, ce fut l'enthousiasme des applaudissements, ce type d'ovation que l'on entend lorsqu'un ballet classique a été parfaitement exécuté. On se dirige vers les foyers ravis de la perfection d'un spectacle somptueux, que seuls peuvent exécuter les meilleurs des artistes, qui donnent à voir le résultat d'années d'un travail incessant et exigeant. Mais les applaudissements de la seconde partie confinaient au délire, accompagnés des trépignements de pieds des grands jours, des bravi, des sifflets et des youyous de joie aigus et modulés devant l'extraodinaire travail certes, mais aussi devant la correspondance de la chorégraphie au monde contemporain .
Sera-ce l'occasion d'un tournant dans l'histoire des productions du Staatsballett? L'excellence de son travail pourrait se mettre davantage au service d'une réflexion sur les problématiques et l'esthétique du vingt-et-unième siècle. Et c'est précisément ce que le public réclame à grands cris.
Crédit photographique: Wilfried Hösl
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* in Charles Baudelaire, Les fleurs du Mal
**Soliloque de Macbeth, acte V scène V
And then is heard no more: it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing."