Paolo Caliari dit Véronèse (Vérone, 1528-Venise, 1588),
Les Noces de Cana, 1563.
Huile sur toile, 666 x 990 cm, Paris, Musée du Louvre.
En mars 2011, paraissait un enregistrement qui, à plus d’un titre, constituait un événement. Pour la première fois, la gigantesque Missa sopra Ecco sì beato giorno d’Alessandro Striggio était immortalisée au disque par une vaste équipe réunie sous la baguette de Robert Hollingworth et ce pour Decca, un de ces labels historiques plus prompts à favoriser le « grand » répertoire ainsi que les compilations et autres récitals inutiles que ce type de projet passionnant mais à la rentabilité immédiate incertaine. Contrairement à une majorité de médias « spécialisés » qui se montrèrent prompts à déverser à ses pieds des tombereaux de dithyrambes, Passée des arts, premier site à chroniquer cette réalisation en France, conseillait d’attendre la parution de celle d’Hervé Niquet pour juger des qualités de l’une et de l’autre avec toute l’exactitude souhaitable. Cette version est publiée aujourd’hui par Glossa, accompagnée d’un passionnant DVD, à l’occasion des 25 ans du Concert Spirituel.
La Missa sopra Ecco sì beato giorno, sans doute une des plus ambitieuses œuvres de toute la musique occidentale, est parvenue jusqu’à nous presque par miracle, grâce à une unique copie datant du XVIIe siècle ayant appartenu à un musicien qui était également un infatigable collectionneur, Sébastien de Brossard (1655-1730), préservée aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France où elle fut découverte en 1976 par Dominique Visse – et non en 2007 par Davitt Moroney, comme a tenté de le faire croire la maison de disques ayant édité la réalisation de Robert Hollingworth, information inexacte reprise par la majorité de la presse, sans vérification bien entendu –, contre-ténor et directeur de l’Ensemble Clément Janequin, qui la transcrivit et en donna la première exécution moderne par un consort de 40 flûtes le 4 juin 1978 en la cathédrale de Sées (Orne). L’auteur de ce chef-d’œuvre, dont l’écriture à 40 parties réelles et distinctes – 60 dans l’Agnus Dei – regroupées en cinq chœurs à huit voix représente probablement une des floraisons les plus accomplies de la combinatoire et de la mnémotechnique médiévales (je renvoie, sur ce dernier point, le lecteur curieux au Livre de la mémoire de Mary J. Carruthers), et qui s’ancre fermement dans l’esthétique de la fin de la Renaissance en écho à celle, picturale, développée, entre autres, par Véronèse à Venise dans ses monumentales scènes de banquet réalisées entre la fin des années 1550 et le début des années 1570 (La Fête dans la maison de Simon, La Fête dans la maison de Lévi et, bien sûr, les impressionnantes Noces de Cana, exécutées entre 1562 et 1563 dont le contrat mentionnait qu’elles devaient montrer le plus grand nombre de personnages possible, ce que l’artiste respecta en dépassant les 130) que Striggio a d’ailleurs parfaitement pu voir en allant surveiller la publication de ses premiers livres de madrigaux, ou à Florence, où la Messe fut créée, dont le dôme de Santa Maria del Fiore fut décoré à fresque d’un très vaste Jugement Dernier par Giorgio Vasari et Federico Zuccari entre 1572 et 1579, et regarde même parfois vers le Baroque, est un musicien sur lequel on sait assez peu de choses, particulièrement en ce qui concerne sa formation qui se déroula probablement à Mantoue, ville où il est né vers 1536 et où il mourra le 29 février 1592. Striggio fit toute sa carrière au service de la famille Médicis, du tout début des années 1560 à sa retraite en 1586, mais le succès qu’il rencontrait, particulièrement en qualité de compositeur de madrigaux, dont il laisse sept livres maintes fois réédités (et largement inédits aujourd’hui), le conduisit à s’absenter assez fréquemment de Florence. Parmi ses voyages, celui qui nous intéresse directement ici fut entamé en novembre ou décembre 1566 et le conduisit à Vienne (fin décembre 1566), Brno (début janvier 1567), Munich (février), Paris (mai) et enfin Londres (juin) ; à chacune de ces étapes, notre musicien laissa derrière lui une copie de sa Messe (la française est la seule survivante à ce jour) qui fut exécutée lors des trois dernières et suscita l’admiration mais aussi l’émulation, puisque c’est probablement le défi qu’elle représentait qui aiguillonna Thomas Tallis (c.1505-1585) pour écrire son motet à 40 voix, Spem in alium.
Sur les circonstances et la date de composition de la Missa sopra Ecco sì beato giorno nous n’avons aucune certitude, si ce n’est qu’elle date d’avant la fin de 1566, et qu’elle est construite à partir (sopra) d’une pièce antérieure et non liturgique, puisque son titre, Ecco sì beato giorno, est en langue vernaculaire. On sait néanmoins que Striggio écrivit, à l’occasion du mariage du duc de Mantoue, Guglielmo Gonzaga, et d’Éléonore d’Autriche, en avril 1561, un motet à 40 voix aujourd’hui non identifié, mais qui aurait fort bien pu s’intituler Ecco sì beato giorno – Voici un si heureux jour – compte tenu de l’événement qu’il célébrait, et servir de base pour l’élaboration d’une œuvre plus somptueuse encore destinée à orner avec une solennité supérieure une autre cérémonie comme, par exemple, le fastueux mariage de Francesco de’ Medici, fils du grand-duc de Toscane, Cosimo, avec Jeanne d’Autriche, le 18 décembre 1565 ; si aucun document ne vient, pour l’heure, appuyer cette hypothèse, au moins présente-t-elle l’avantage de la cohérence. À cette Messe titanesque, Hervé Niquet a choisi d’adjoindre, outre le motet Ecce beatam lucem écrit en 1561 par Striggio pour célébrer le catholicisme à l’occasion de la visite du cardinal Ippolito d’Este à Florence, outre quelques pièces anonymes en plain-chant, de très beaux arrangements du propre de la messe, dans lesquels les voix supérieures enluminent littéralement des basses d’une grande densité, dus à Francesco Corteccia (1502-1571), maître de chapelle du baptistère et de la cathédrale de Florence à partir de 1540 et fin musicien dont les madrigaux et les deux Passions (Saint Jean, 1527, et Saint Matthieu, 1531) demeurent toujours largement inédits, et quelques œuvres du plus tardif Orazio Benevoli (1605-1672), un compositeur majoritairement actif à Rome, en dehors d’un court séjour à Vienne (1644-1646), maître de chapelle de la Cappella Giulia de 1746 à sa mort, maîtrisant à la fois parfaitement la manière palestrinienne et la polychoralité à vastes effectifs, ainsi que l’atteste le superbe Magnificat aux couleurs sans cesse changeantes proposé ici, qui fait comprendre pourquoi la Missa Salisburgensis à 53 voix, autre « monstre » musical aujourd’hui donnée à Biber (1644-1704), lui a longtemps été attribuée. La réunion de toutes ces musiques permet au Concert Spirituel d’évoquer un office de la Saint Jean à Florence dont la Missa sopra Ecco sì beato giorno formerait le cœur, un projet qui s’il peut être discuté d’un point de vue strictement historique – il est permis de douter, en un temps où l’on se souciait surtout de se faire valoir par une modernité clairement revendiquée (les Sonate… con altri curiose e moderne inventioni de Biagio Marini sont ainsi publiées à Venise en 1629) qu’on serait allé chercher une vieille messe composée plus de 60 ans auparavant et une mise en musique du propre encore plus ancienne pour les intégrer à des fêtes musicales organisées vers 1630 – fonctionne parfaitement à l’écoute ; l’alternance entre des morceaux de densité sonore différente permet, en effet, de reposer l’oreille tout en favorisant la continuité de l’attention.
Pour être tout à fait honnête, Hervé Niquet n’est pas le chef auquel on aurait pensé le plus immédiatement pour défendre une partition datant d’un siècle où il ne s’est pas souvent aventuré. Force est de constater qu’il a parfaitement su profiter des conseils que n’ont pas manqué de lui prodiguer certains spécialistes de ce répertoire réunis à ses côtés à l’occasion de ce projet – outre Dominique Visse, déjà cité, Jérémie Papasergio, dont on connaît l’éminente qualité du travail au sein de Doulce Mémoire, ou le musicologue Philippe Canguilhem – pour nourrir sa propre réflexion sur les œuvres, auxquelles il insuffle son dynamisme et sa précision coutumiers. Sur ce dernier point, il faut remercier Glossa de proposer également un DVD qui permet de découvrir une interprétation de la Messe différente de celle du disque (absence de l’Agnus Dei à 60 voix pour des raisons matérielles, inclusion du Memento à 8 voix de Monteverdi), filmée en août 2011 à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, et surtout un documentaire retraçant, avec quelques menues approximations (Thomas Tallis devient John, les réalisations de Davitt Moroney aux Proms et de Robert Hollingworth au disque ne sont pas mentionnées), la genèse de cette aventure musicale en donnant à voir quelques moments des répétitions qui en disent long sur le degré d’exigence du chef envers lui-même comme envers ses musiciens. L’écoute du disque, grâce à un choix et à une disposition également judicieux des différentes pièces, captive immédiatement et retient durablement l’auditeur qui découvre sans cesse, au fil des écoutes, de nouvelles dimensions de cette musique, dont le Concert Spirituel (photographie ci-contre) rend avec un bonheur presque physique la monumentalité mais aussi la richesse kaléidoscopique née d’infinies variations de textures induites, entre autres, par les imitations ou les effets d’écho, ou le déploiement d’une très large palette de couleurs. Les chanteurs (plus de 270 auditionnés pour un effectif final de 40, auquel s’ajoutent encore 20 chanteurs pour l’Agnus Dei) et les 14 instrumentistes réunis par Hervé Niquet sont tous d’excellent niveau, et font montre de la virtuosité technique et de la discipline d’ensemble indispensables pour rendre justice aux vertigineuses constructions imaginées par Striggio. La sonorité d’ensemble est très pleine, solidement campée sur des basses qui lui assurent une grande stabilité, avec de vraies dynamiques – un des points faibles de la version Hollingworth qui sonne très plane en comparaison – et le refus de s’enferrer dans une esthétique impersonnelle et éthérée. On pourrait presque qualifier cette lecture de sensuelle tant le chef et ses troupes défendent de cette Messe une approche travaillée en pleine pâte, vigoureuse et fervente, avec un sens rhétorique toujours en éveil et une parfaite communion entre les sens et l’esprit. Servie par une prise de son remarquablement équilibrée et lisible – une gageure, compte tenu des effectifs – de Manuel Mohino, cette réalisation à la fois fiévreuse et maîtrisée rend pleinement justice à cet absolu joyau de la Renaissance qu’est la Missa sopra Ecco sì beato giorno comme aux œuvres choisies pour l’accompagner.
Au moment du choix entre les deux versions disponibles de la Messe de Striggio, c’est sans hésitation que je vous conseille celle d’Hervé Niquet, qui me paraît lui rendre bien mieux justice que celle de son prédécesseur. Si cette dernière est sans doute plus conforme, avec son ensemble instrumental faisant la part belle aux cordes frottées, à ce que nous font savoir les sources, en particulier de l’exécution munichoise, la nouvelle venue l’est du point de vue de l’effectif vocal avec ses 40 et 60 chanteurs (33 et 42 chez Hollingworth) que viennent doubler les instruments (cornet, sacqueboutes, dulcianes et claviers), mais elle possède surtout un allant et une saveur qui font paraître sa concurrente bien pâle en comparaison. Puissent les amateurs être nombreux à se retrouver à la table que leur propose de rejoindre le Concert Spirituel, auquel on souhaite encore nombre d’aussi radieux anniversaires.
Alessandro Striggio (c.1536-1592), Missa sopra Ecco sì beato giorno, à 40 et 60 voix, Ecce beatam lucem, motet à 40 voix. Œuvres de Francesco Corteccia (1502-1571), Orazio Benevoli (1605-1672) et plain-chant anonyme.
Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction
1 SACD Glossa [durée totale : 64’20”] GCDSA 921623. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Beata viscera, plain-chant anonyme
2. Alessandro Striggio, Missa : Kyrie
3. Alessandro Striggio, Missa : Sanctus
4. Orazio Benevoli, Laetatus sum
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté en suivant ce lien.
Les Aventuriers de la Messe Perdue, documentaire de Laurent Portes. Alessandro Striggio, Missa sopra Ecco sì beato giorno, à 40 et 60 voix, film d’Olivier Simonet.
1 DVD [durée totale : 2h05] Glossa/Note 1 music GVD 921624. Incontournable Passée des arts. Ce DVD peut-être acheté en suivant ce lien.
Illustrations complémentaires :
Manuscrit du Kyrie du premier chœur de la Missa sopra Ecco sì beato giorno, copié vers 1620-1625. Paris, Bibliothèque nationale de France.
La photographie d’Hervé Niquet et du Concert Spirituel interprétant la Missa sopra Ecco sì beato giorno en août 2011 à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot, à Paris est la propriété de Step by Step Productions.