Les travaux et les jours des Hui

Par Les Lettres Françaises

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Ce sont six nouvelles de deux auteurs chinois contemporains que nous offre cette fois-ci l’excellente collection « Bleu de Chine » chez Gallimard. Six nouvelles pour dire les travaux et les jours de gens ordinaires de la province du Ningxia. Précision qui s’impose car Ningxia est une région autonome établie en octobre 1958 et qui abrite quelques-unes des cinquante-six « minorités nationales » qui composent la Chine. Elle est peuplée de Hui qui présentent la particularité, en tant que lointains descendants des marchands et des commerçants arabes de la route de la soie, d’être musulmans. Minorité religieuse, elle ne constitue absolument pas une minorité linguistique et pratique donc la langue chinoise des Han.

La rivière des femmes

Li Jinxiang et Shi Shuqing, les deux auteurs quadragénaires du recueil, sont tous les deux originaires de la province du Ningxia, où ils vivent. Ils affirment bien évidemment être les représentants (fort talentueux au demeurant) d’une littérature hui. Peut-on se faire une première idée de ce que serait cette littérature à la lecture des six nouvelles du présent recueil? Qu’est-ce qui pourrait bien la caractériser ? Si ce n’est l’étonnement de voir la description d’une population chinoise vivant dans « la lumière sacrée de l’islam », un islam humaniste, force est de reconnaître que les histoires écrites par Li Jixiang et Shi Shuqing pourraient très bien se passer dans d’autres régions, d’autres pays aussi rudes et difficiles à apprivoiser. Le pourrait-on d’ailleurs ? La nature, indomptable, est là, bien présente dans chacun des récits. De ce point de vue, la première nouvelle de Li Jiwiang, la Rivière des femmes, est on ne peut plus parlante: elle met en scène deux femmes, une jeune paysanne et sa belle-mère, vivant près de la rivière Quinshui dans un extrême dénuement comme tous les habitants de cette région aride, ingrate. Rien ou pas grand-chose ne se passe : le mari de la jeune femme s’en est allé vendre sa force de travail au loin et envoie de temps à autre un peu d’argent. Passent les jours et les nuits, sans attente, sans espérance. Seul compte le présent, ponctué par les tâches quotidiennes, dont celle de rapporter ce jour-là de l’eau fraîche à la belle-mère, car c’est l’Aïd et « les défunts vont (nous) rendre visite ». D’autres nouvelles déclinent l’échec de la vie de ces paysans hors de leur milieu naturel : les « expériences » en ville se révèlent à chaque fois désastreuses (les Grandes Ablutions), sinon carrément atroces (le Boucher). Tout cela est décrit dans un style apparemment serein, très précis, dans la volonté de coller au plus près à la réalité : « Je pense cette histoire vraie, dit Li Jixiang de sa nouvelle le Boucher, aussi me suis-je mis à l’écrire… » Shi Shuqing est encore plus concis et va fouiller encore plus profondément au cœur des petits riens de la vie quotidienne. Le jour de l’enterrement d’une femme, dont tous les rites nous sont décrits, une voisine se torture l’esprit pour savoir s’il est séant qu’elle réclame les cinq yuans qu’elle avait prêtés à la défunte… (les Cinq Yuans).

Dans le Couteau dans l’eau pure, c’est encore une histoire de mort qui nous est narrée, avec la nécessité pour le vieux mari de la défunte de sacrifier, toujours pour respecter les rites et les croyances, son bœuf de labour, un compagnon de tant d’années! La narration dans la transcription des moindres faits de la vie quotidienne est si minutieuse qu’elle en devient presque fantastique, ce dont Shi Shuqing est parfaitement conscient. Ne cite-t-il pas, en exergue à sa dernière nouvelle, le Verger, cette phrase de Borgès: « Je n’éprouve d’étonnement que pour les choses et les phénomènes ordinaires. »

Jean-Pierre Han

La Rivière des femmes, nouvelles de Li Jinxiang et Shi Shuqing. Gallimard, coll. « Bleu de Chine », 204 pages, 19 euros.
 

N°92 – Les Lettres Françaises avril 2012