Dans les files d’attente de la CAF : “C’est pas ça, la vie”
Cela se passe pendant l’année de l’élection présidentielle, pas celle-là, la précédente, en 2007.
On est à l’automne, au moment où, dans les fermes et les maisons de la Creuse, on remplit les cuves de fuel en prévision des grands froids.
A Guéret, les agents de la caisse d’allocations familiales (CAF) voient alors arriver des gens qui ne venaient jamais dans leurs bureaux : des retraités avec des pensions de quelques centaines d’euros à peine, mais qui en vivaient silencieusement depuis toujours et se seraient étonnés d’être considérés comme pauvres.
Cette année-là, ils poussent la porte de la CAF, gauches, effarés d’avoir à demander quelque allocation, se présentant tous par la même phrase : “Pour la première fois, je n’ai plus les moyens de faire rentrer le fuel.”
Chargé de la gestion à l’agence, Patrick Perrichon se souvient en avoir discuté avec ses collègues : “On voyait que quelque chose était en train de se passer. Mais quoi ?”
Six mois plus tard éclatait la crise économique. La CAF de Guéret, préfecture de la Creuse, est la plus petite de France : 15 salariés, 17 000 allocataires. Un tiers d’entre eux vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Ici comme ailleurs, cette branche de la Sécurité sociale, chargée de verser les prestations familiales ou sociales (dont le revenu de solidarité active, RSA), est le premier maillon qui relie les Français à l’Etat. Ou alors le dernier.
Retour en 2012, ces jours-ci exactement, juste avant le nouveau scrutin : à la CAF de Guéret, dans le bureau d’Emilienne, il y a Pierrot, cheveux noirs sur le front, blouson de cuir et sourire du joli garçon accoudé au baby-foot. Il vient vérifier le montant de ses allocations, ce qui consiste ici à dévider sa vie. Pierrot est éboueur, 1 100 euros par mois ; sa femme enchaîne des petits boulots. Leur fille va fêter ses 3 ans et la nouvelle sonne comme une catastrophe : l’allocation “jeune enfant” s’arrête (182 euros). “On ne va plus y arriver”, annonce Pierrot. Il faudra lâcher l’appartement au village, revenir s’installer chez sa mère. Pierrot parle tout seul : “Et si on arrêtait aussi la nounou ? Et si on vendait la voiture ?”
“ON TRAVAILLE, ON FAIT TOUT CE QU’IL FAUT ET ON SE VOIT TOMBER”
De toute façon, tout est compté, ils ne bougent plus ou presque, s’autorisant de moins en moins l’hypermarché et plus jamais la sortie au lac de Courtille, le dimanche après-midi. “Et si on ne travaillait plus ? Et si on vivait des aides ? Des gens font ça, non ?” Pierrot n’est pas en colère. Il ne jette pas ses phrases, rage aux lèvres, pour annoncer un vote Front national parce que, décidément, trop de gens profitent du système, surtout les étrangers – terme qui désigne ici les Anglais, un temps considérés comme les vampires de la Creuse, achetant nos châteaux et vivant de nos allocs. Non, Pierrot sourit. Il raconte ce monde où les voitures s’arrêtent parce qu’on n’a plus de quoi mettre de l’essence. “On travaille, on fait tout ce qu’il faut et on se voit tomber. C’est pas ça, la vie.” Il regarde par la fenêtre les toits de Guéret dans le vert tendre des prés. Puis, à Emilienne derrière son ordinateur, il demande : “Et vous, vous savez pour qui voter ?”
Patrick Perrichon, à la gestion, tempère. “Cette année, beaucoup de jeunes viennent nous dire la même chose : et si on arrêtait de travailler ? Ils se sentent à la limite, ils ne le font pas, heureusement.” Pourtant, ses collègues et lui se posent la même question qu’en 2007, avant la crise : “Quelque chose est en train de se passer. Mais quoi ?”
Il est 7 h 30, à la CAF toujours, mais à Grenoble cette fois, dans l’Isère. Vu d’ici, Guéret paraît loin, à l’opposé même : Grenoble est une grosse agence urbaine (850 salariés, 216 000 allocataires). L’accueil n’ouvre que dans une heure, mais des personnes commencent à affluer. Ce matin, ce sont deux soeurs blondes, avec le même chignon en pelote posé haut sur la tête, qui sont arrivées les premières. Cela fait des jours que des agents, notamment de la CGT, envoient des SOS : les bureaux sont débordés, ils n’y arrivent plus.
En attendant l’ouverture, on se met à parler présidentielle, presque malgré soi. “Hier soir, j’ai dit à mon mari : éteins-moi cette télé, il y a encore les élections”, explique une soeur à chignon. Et l’autre : “Nous, en ce moment, on ne l’allume plus du tout, sauf quand on a des invités, bien sûr. Sinon, ça fait trop triste.” Avant, elles voulaient être coiffeuse. Puis vendeuse. Puis femme de ménage. Maintenant, elles disent qu’elles seront ce qu’on veut, “c’est-à-dire rien pour l’instant”, précise l’une, sans fâcherie. Aucune n’a le souvenir d’un fait ou geste de la campagne électorale. A vrai dire, personne n’en a retenu une seule réplique dans la file d’attente ce jour-là. “Pourtant j’ai bonne mémoire, s’étonne lui-même un boulanger devenu déménageur. Je pourrais vous réciter la recette que j’ai vue sur Cuisine-TV.”
La dernière fois, il avait voté Ségolène Royal. Il le regrette. “J’aime gagner, il dit. Je suis un battant.” Une femme annonce qu’elle a choisi Chirac. Quand un Turc derrière elle dans la queue lui révèle qu’il ne se présente pas, elle encaisse rudement le choc. “De toute façon, les politiques ne font que s’envoyer des gros mots entre eux, reprend une soeur à chignon. Avant, au moins, c’est nous qui les engueulions, ça défoulait. Mais même les insultes, ils nous les ont piquées.” Un soleil pâle flotte dans un ciel pâle, les montagnes paraissent très près, juste au bout du parking.
A SAINT-DENIS, QUATRE HEURES POUR ATTEINDRE L’ACCUEIL DE LA CAF
A 8 h 30, un vigile ouvre les portes de la CAF avec une bonne humeur désarmante et pour 1 100 euros par mois. Il complète avec un deuxième boulot le week-end : nettoyer les hôtels des stations de ski. Le patron vient le chercher en camionnette à 5 heures du matin et le ramène le soir. 68 euros. Le vigile a bien observé chaque candidat à l’élection. Il reste perplexe : “Je n’arrive pas à m’identifier à l’un d’eux.”
Le nouveau cahier des charges impose que l’attente n’excède pas vingt minutes : elle culmine parfois à deux heures, ici comme dans les grands centres, le Nord ou Clermont-Ferrand. A Saint-Denis, dans le 93, il faut quatre heures pour atteindre l’accueil. Il y a toujours plus de crise économique, toujours plus de mesures et de législation, toujours moins de personnel : ici, comme dans l’ensemble des services de l’Etat, seul un départ à la retraite sur deux est remplacé, les congés maternité ne le sont plus du tout.
Une dame avec une poussette déplie son relevé de compte pour prouver qu’elle n’a plus rien : ses allocations n’ont pas été versées. “Un dossier met deux mois à être traité en ce moment”, répond l’agent. Seize mille attendent dans les Bouches-du-Rhône.
En 2010, Jean-Louis Deroussen, président du conseil d’administration de la Caisse nationale des allocations familiales (la CNAF, qui regroupe les CAF locales), s’était alarmé d’une possible “implosion”. “En poussant un coup de gueule, il croyait décrocher des effectifs, comme ça se faisait habituellement”, raconte un cadre de la caisse. Il a réussi à gratter quelques CDD, pas plus. C’est alors que tout le monde a compris que l’époque avait changé : “La crise ne touche pas seulement les allocataires, mais nous aussi, reprend le cadre. Désormais, il faut faire avec ce qu’on a.”
Aujourd’hui, certaines caisses doivent fermer ponctuellement pour écluser les retards. Partout, les services de travailleurs sociaux se réduisent. Ici, une photocopieuse s’arrête, parce que le contrat d’entretien n’a pas été payé. Des rumeurs de restructuration circulent, des fonctions valsent. Un peu comme à La Poste ou à ERDF, les arrêts maladie et les dépressions augmentent, surtout dans les grands centres. Dans le cadre d’un plan gouvernemental d’urgence sur le stress et les risques psycho-sociaux au travail, une enquête interne menée en 2011 sur l’ensemble de la Sécurité sociale relève que 5 % des salariés ont pu avoir “des pensées mortifères ou suicidaires”.
En ces temps d’élections, reconnaître un manque de moyens reviendrait de fait à s’engager dans la campagne. Jean-Louis Deroussen s’est fait silencieux et prudent, mettant en avant de réelles réussites, comme la décentralisation de la plate-forme téléphonique de Paris à Guéret.
Plus haut que Grenoble, vers Lyon, Vienne est une ville coquette de 30 000 habitants. A la CAF locale, des allocataires apportent des chocolats à Noël et quelques-uns refusent de toucher le complément RSA, par crainte des voisins. Chacun se connaît, y compris les SDF, toujours les mêmes sur le même banc, et personne n’imagine se retrouver, un jour, assis à leurs côtés.
Aujourd’hui, c’est Ben qui arrive au guichet. Couvreur-zingueur, la chemise d’une blancheur de lessive, 2 200 euros par mois jusqu’à l’année dernière : Clara, la femme de sa vie, était fière de le présenter à ses parents. Ils ont eu trois enfants et aussi une ambition : ouvrir un local de restauration rapide. C’était l’idée de Clara, “qui a toujours eu une certaine classe”. Il y a un an, les chantiers ralentissent, Ben ne trouve plus d’embauche. Clara finit par lui demander de partir, gentiment.
“ET SI J’ARRÊTAIS TOUT?”
Pour parler de sa vie maintenant, de sa voiture qu’il ne fait plus rouler depuis qu’il dort dedans, de ce sentiment de n’être plus un homme, Ben a un mot : “Le gouffre”. Quelques fois, il s’assoit au volant, fait tourner le moteur et allume l’autoradio. Alors, il se sent en sécurité. Il se dit qu’il n’est pas à plaindre, que le système social français est le meilleur du monde, il a entendu ça quelque part et le répète avec confiance. Il se met à espérer qu’on va parler football aux informations. Et puis non, c’est encore la voix d’un homme politique, qu’il arrive mal à distinguer des autres. “Pourvu que les gens ne se révoltent pas, pense Ben. Je pourrais tout perdre.”
La femme en face de lui, à l’accueil, ce jour-là, s’appelle Jeanne. Elle doit aller vite, tenir les cadences, “dégager” les gens, c’est le terme officiel. Entre elle et les allocataires de l’autre coté du guichet, il n’y a parfois presque rien : Jeanne a 52 ans, divorcée, une fille, 1 300 euros net. Ça fait un moment que les Chèques Restaurants servent surtout à remplir le frigo et qu’elle oublie de partir en vacances. “C’est la fibre sociale qui me fait tenir”, dit-elle. Ici, on est dans “l’Etat d’en bas”, comme on a pu dire la “France d’en bas”. En 2009, quand le RSA a été lancé, cela avait été une des surprises à la direction de la CNAF : des salariés de la caisse se sont retrouvés bénéficiaires d’un complément des minima sociaux.
A la CAF de Guéret, Emilienne et sa collègue Martine regardent Pierrot qui s’en va avec son blouson de cuir. Martine se souvient de la naissance de son fils, quand, elle aussi, elle s’est dit : “Et si j’arrêtais tout ?”
Florence Aubenas, lemonde.fr du 18/04/2012