Magazine Culture
Etranger à l’extérieur,ou peut-être est-ce seulement à son propre être, dès lors que l’on élit commecadre immanent de vie l’acceptation de l’absurdité ambiante, semblant faireabstraitement corps avec la pluralité ambiante ; indifférence au monde,désintérêt pour toute forme d’altérité qui au hasard des errances du héros,auraient l’heur de croiser ses pas. Part de la trilogie Camusienne ayant traità l’idée philosophique de l’absurde, parmi d’autres œuvres que sont Le Mythede Sisyphe et Caligula, l’écrit de l’auteur français L’Etrangerne se contente nullement d’allouer au lecteur la possibilité de suivre lecheminement impavide dans toute son apathie du personnage principal, ombrenébuleuse parmi les taches sombres luttant avec l’étouffante et vibrante chaleurd’une Algérie d’après guerre ; ce livre s’inscrit pleinement en le projetCamusien consistant à récuser l’omnipotence irréversible d’une forme abstrus dedestinée, tant louée et appréciée de nombre penseurs antérieurs à son époque,mais dont l’influence s’imposait alors avec la force tant irréfutable d’uneévidence. Albert Camus expliquaitde son vivant que, dès lors l’absurdité d’une banale existence humaine venues’imposer à notre esprit, il ne restait plus à l’éclairé que deux possibilitéssommes toutes possibles à envisager, car inéluctables dans les deux cas :le suicide, ou le rétablissement. Mais constat pouvant paraître d’un paradoxedéroutant pour celui qui viendrait à parcourir le contenu des pages qui nousoccupent, l’écrivain ne mentionne nullement ces deux notions, tout du moinsréellement telles qu’elles ; cependant sommes-nous à même de nousquestionner quant aux égarements en lesquels semble s’enclore docilement lepersonnage principal : son acceptation morne de l’éminence de sa condamnationà mort, nulle feintise mais véritable résignation. Aussi peut-elle se relier àune forme de suicide, du fait de son ténébreux refus de toute forme de défenselors de son simulacre de procès ? Intéressons-nous davantage à cettecréature pathétique mais saisissante, de sorte à mieux percer les insondablesramifications de la pensée du philosophe.
Inconnaissable toutautant qu’inébranlable, Monsieur Meursault semble apparaître comme un hommedont la banalité atterrante ne puisse être égalée que par un stoïcisme dont ilne puis se défaire puisque part intégrante de son être ; un calme en toutesituation qui ne semble cependant nullement interloquer ses amis et autresinterlocuteurs qui à leur tour, se posent comme les parfaits contraires dupersonnage central au roman philosophique d’Albert Camus. Purs et simplescréatures (ou peut-être serait-il davantage judicieux d’user ici du terme de« créations » ?) d’une société encore abasourdie par lesviolences sans précédent qui caractérisèrent le second conflit mondial, lesêtres que Meursault est appelé à fréquenter au fil des pages nous amènent,lecteurs, à considérer une nouvelle évidence. Non point son personnageprincipal totalement désincarné, ce sont les Autres de Camus, ces hommes et cesfemmes ineptes qui se meuvent et agissent tels que le moule de la société leura indiqué, et ainsi subissant tout en l’acceptant une prépondérante domination du paraître qui de fait leur imposeune vassalité par rapport à autrui, mais également vis-à-vis du cadre social ausein duquel ils évoluent ; une prégnante subordination dont ils nesemblent point jouir d’une quelconque conscience, tant leur petit universsemble rigide, immobile, mais sommes toutes confortable. Aussi l’attitudeobservatrice plutôt qu’actrice de notre héros peut paraître hautement sibyllineau regard des différents protagonistes du roman, empreint tel qu’il estd’incroyance, mais jamais fluctuant quant à ses choix, attitudes et pour leu dejugements qu’il lui arrive d’exprimer. De fait, l’indifférence même semble êtreson mot d’ordre, une égide dont il ne cherche jamais à se défaire tel unmauvais masque, et ce même lors de ce terrible évènement que peut être le décèsd’une mère. Flegmatique, agars, froidsûrement, le personnage principal note à la manière d’un journal intimeenfantin, feuilles vierges idéales à recevoir toute introspection :« aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne saispas. » ; et dès lors toute l’hideur de cette incapacité àl’affliction, de s’émouvoir du plus cher des êtres ; cette impossibilitépour lui d’extérioriser un invraisemblable ressenti, puisqu’il ne le peut. Cethomme ne ressent pas, le laconisme glacé est son idiolecte et le non-usage del’affection, sa personne même ; le simple fait de devoir se déplacer desorte à assister aux obsèques semble le canuler, le fait de devoir –conventionssociales obligent- faire montre d’une forme de commisération pour la défunte legêne et l’amène à se questionner sur le pourquoi d’un rôle qu’on se verraitforcé de jouer, de feindre, tandis que l’on n’en ressent ni l’envie ni lebesoin. Ainsi, Eros et Thanatos s’opposant depuis des temps littérairesantédiluviens, la mort tient également une place prépondérante tout autantqu’abstrus dans le récit, où il appert que même la perspective d’une mortprématurée et décidée par une tiers personne ne semble aucunement effrayer M.Meursault, livrant sporadiquement ses observations quant à l’arrivée de lasentence et de la Nuit.
Au regard d’un êtrehumain, pour qui l’antinomie n’est quefantôme ardument saisissable, aux yeux de qui la disparition de la figurematernelle ne fait que renforcer la vacuité, et que le manque cruel de sens auxexistences menées est un truisme ne valant point que l’on s’en offusque ou mêmequ’on en dispute, que peut alors figurer le visage blême et rachitique de la Mort ? Est-cepusillanimité, ou oisiveté face à une décision dont l’extériorité est telle quetoute prise de notre part est vaine et illusoire ? S’enténèbre alors lejugement du lecteur, pour qui l’abolition du sentiment dont Meursault sembleêtre la victime parfaitement consentante et inébranlable relève du fantasme, dudomaine ineffable de l’impalpable, inatteignable. L’inconnu à lui-même se voitcondamné à affronter le tranchant de la guillotine, et est-ce vésanie ?est-ce ce sentiment d’une déperdition à laquelle nul n’échappe ? lepersonnage ne pipe mot, hochant la tête en signe d’acceptation glaciale de parqui le terme de mort semble vidé de sa substance, de son sens qui lui confèrede fait cette terrifiante réputation. Les partisans de la démence recourronttelle une tête de Méduse pétrifiante à l’argument de son absence de défenselors du procès, affirmeront affablement qu’il n’avait rien ressenti lors de lamise en terre de sa mère dont, affirmation totalement inintelligible pour lesjurés comme pour le lecteur, il s’avère incapable de donner l’âge alors que lesjuges l’interrogent à ce sujet. Atermoyant leur répulsion, les lecteurs peuventen contrepartie laisser libre cours à leur animadversion pour lanonchalance éternelle, presque mue en unroc infaillible, de l’accusé qui s’apprête à mourir en place publique, face àla foule qui pourrait laisser éclater sa rage et son acrimonie pour le loupsolitaire, objet de rejet et des pires récriminations pour s’être écarté de lameute ; un chemin différent qui trouve sa source nourricière dans uneprise de conscience probablement antérieure au récit et à laquelle le lectoratne peut assister, mais dont il est libre de constater le résultat dans touteson étendue d’apathie et d’incompréhension face aux myriades de reproches et detentative d’un éveil vain dont il paraît être la cible. Pauvre erre qui sembles’être défait du fait qu’est l’étau des conventions globalement acceptés etrevendiquées, il semble cependant jouir avec une certaine insolence que toutun chacun peut ardument souffrir :le trou béant laissé en son cœur par la disparition des sentiments de peur. Eneffet, si la vie se révèle dénuée de goût et de prix, en ce cas pourquoicraindre de la voir s’enfuir brusquement ? Nulle réceptivité l’exempt deslarmes et des angoisses, seule demeure l’acceptation des faits dont seserrances l’amenèrent à croiser le chemin ; et l’homme alors attend la mortparé d’une sérénité ô combien enviable, se délectant ou s’amusant à loisir dessurvivances de ses souvenirs de comment se déroulait sa vie au-delà des murssqualides de sa prison, considérant tout autant les scories que les bonheurs,espérant qu’il y aura, finalement, un peu de monde à venir assister à sa mise àmort lorsque sera advenu le jour jugé propice par ses geôliers.
Peut-être ainsi est-cecela, l’absurde Camusien. Subodorer le non-sens, le faire sien pour avancerplus sereinement face aux aléas que pourraient être autrui et le sort.