« 'est que, dans tous les cas, au-delà de la rupture avec les différentes espèces du vote, c'est de la rupture subjective avec toutes les formes de la gauche parlementaire qu'il s'agit. Et donc de la rupture avec ce moi ancien, ce jeune moi, qui avait trouvé dans cette gauche une sorte de site naturel, et aussi bien héréditaire, puisque, fils du maire de Toulouse, j'avais passé mon enfance dans la dépendance avec toutes les formes tutélaires d'élections municipales. »
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C'est qu'Alain Badiou a beau être un intellectuel ayant pignon sur PAF et enseignant dans une institution d'élite, l'Ecole Normale Supérieure, il utilise là un langage qui se veut accessible au plus grand nombre. L'effort naturel de se faire comprendre devient méritoire quand on prend la lumière et qu'on devient fameux – au sens de Fama, déesse de la renommée -. Ils sont peu à la pratiquer parmi les intellectuels médiatisés.
La grande affaire de ce philosophe communiste c'est rompre. En l’occurrence avec le vote. Le vote, cet ennemi aux multiples « espèces ». On sent poindre une naturalisation qui court, effectivement, tout au long du livre. Ce procédé fictionnel d'incarnation d'une idée renforce le propos et donne idée du Badiou originel, avant les projecteurs, avant le cinéma, un homme qui aime les mots, sans doute avant de les modeler en idées.
Il y eut un avant et il y eut un après 68 pour Badiou. Les expressions bibliques servent la force et la solennité d'un propos et il n'est pas étonnant de saisir quelques échos de cette rhétorique « tutélaire » pour beaucoup, qu'on soit adepte ou non, d'ailleurs.
En 68 Badiou a coupé les ponts avec l'ancien monde social qui fut le sien, à Toulouse dans une société confite dans le radicalisme cassoulet. Rupture politique aussi, il passe dans les rangs maoïste et prend ce premier engagement, ne pas voter.
Dans ce paragraphe comme dans l'ensemble du livre, il n'a de cesse d'humaniser les concepts, leur donner chair. Ainsi, le « jeune moi » avait la tête dans la gauche de représentation. Badiou aurait pu mettre l'accent sur le concept, les idées qui n'étaient pas abouties en son jeune temps, mais il préfère parler d'un « jeune moi ».
S'il veut faire simple, Badiou veut aussi incarner la politique. La politique c'est des idées qui résultent de vies humaines. L'existence précède l'essence, il ne démentira pas cette formule. Il la revendique même pleinement en affirmant que là-bas, dans le sud-ouest, c'était son « moi ancien » qui se laissait manœuvrer, endormir, contraindre par la gauche molle, dirait-on aujourd'hui. Vient l'image d'une chrysalide. Badiou s'est extrait de son monde et il a revêtu une autre peau, une autre psyché, pressent-on. Une autre vie. C'est ce choc libérateur qui résonne dans ce passage et l'on entend gronder le tonnerre dans tout le livre.
Cent pages denses qui viennent s'ajouter à De quoi Sarkozy est-il le nom ?, dans la série « Circonstances » à laquelle appartient cet ouvrage. La thèse de Badiou est simple : nous sommes dans un État bourgeois et les figures que se donne cet État sont fallacieuses.
Ainsi, la représentation, les partis et leurs leaders politiques participent d'un carrousel dont le tournoiement ne propose une infinité de paillettes que pour dissimuler qu'il tourne toujours sur le même axe, au profit du même forain.
La façon de sauter dans les chars pour participer à la fête aux illusions s'appelle le vote. Il faut donc le refuser.
Badiou, de son écriture simple balaye avec une véhémence froide le charnier démocratique où nous évoluons. Les cadavres citoyens, institutionnels, les valeurs détournées, écrasées, les pays sabordées, ravagées pour maintenir la fiction démocratique, tout cela ne sert que ce forain éternellement cupide nommé capitalisme.
Demain, comme hier le parlementarisme épuisera nos émotions à coups de longues séquences fallacieuses où défileront les pantins agitant les ombres de la vérité. Car nous sommes dans la caverne platonicienne et ne voyons pas la réalité au-delà.
La raison profonde est, comme disait Hegel, qu'il faut être un génie pour penser au-delà de son époque. Nous ne sommes qu'humains et pensons l'au-delà du capitalisme avec les grilles du capitalisme, notamment sa fidèle compagne, celle qui le légitime, la représentation.
Les solutions passe par un mode de pensée qui s'exonère, s'allège, s'enfuit au-delà de la représentation. Badiou s'avère là puissamment radical. Peu de gants enfilés pour dire leur fait à ce sarkozysme qui épuise toute espérance et souille la politique. Peu de respect pour ces représentants corrompus dès le départ, systématiquement, dont les accès de vérité sont pathologiques et la parole vraie juste un moment du simulacre généralisé.
Allons, Badiou, au fait ! Les solutions...
Notre ami ascète de la pensée est plutôt sympathique avec ses tirades poétiques soudaines pour illustrer à sa manière notre moderne caverne et les gardiens de son ancien moi qui ne nous lâchent pas les basques, à nous qui sommes encore dans l'enfance de la libération.
Mais il ne faut pas se faire d'illusions...La solution est difficile. Il faut que notre pays « invente des formes neuves » pour développer « l'idée communiste » et son « expansion universelle ». Tout ressemblance avec le programme et les tribunitiens appels d'un leader légèrement poète sur les bords serait fortuite.
Il en est de notre monde que d'être celui du Verbe. Alors, le salut viendra nécessairement du Verbe et plus particulièrement de son centre, l'Idée. L’Idée, c'est l'idée communiste bien sûr. Celui ou celle qui saura lui donner un contenu concret et parviendra à s'entourer de quelques « rudes gaillards », bon militants emmènera le monde, générera ce soulèvement qui bouillonne dans les masses inconscientes, assises au premier rang devant le spectacle du capitalisme.
Badiou a l'élégance finale de prévenir qu'on l'a critiqué et qu'on le critiquera, avant de donner une bibliographie de cette même critique.
Sans avoir pioché dans ces suppôts du capitalisme, j'oserais dire que deux bémols peuvent être adressés à notre philosophe.
Il ne suffit pas de se faire bien comprendre pour occulter le fait que l'abstention n'est pas tenable quand on est au bout du rouleau. Ce peut-être au bout des fins de mois le ventre vide, ou au bout des fusils quand la démocratie vire franchement au brun sans se priver de sa fiction électorale.
Le deuxième contre-argument me semble être cette fameuse Idée que Badiou appelle de ses vœux. Dommage qu'il ne soit pas venu à l'idée de cet intellectuel au Moi nouveau que l'homme dévasté par le capitalisme est impropre à penser. Il est, dès son plus jeune âge, contraint à penser comme on lui dit et dans les limites imparties. Cela semble pour le moins nécessaire de lui donner une première marche. Un propulseur qui lui fait faire le premier pas hors de l'idée oppressive, hors du monde capitaliste, matériellement, intellectuellement, affectivement. En cela, Badiou fait partie du lot commun des intellectuels ou leaders à qui on reproche d'appeler à sortir d'une situation sans flécher le moins du monde la bonne direction.
Il n'empêche que le réquisitoire posé sur le corps démocratique actuel est percutant. La lumière est cruelle et les questions sont bonnes. Cela peut-il suffire aujourd'hui pour faire l'impasse sur l'élection qui nous tend les bras ?... Je laisse la parole au camarade Badiou. « Eh bien, bonne décision ! »
Alain Badiou Sarkozy : pire que prévu \ les autes : prévoir le pire - Circonstances 7 - Editions Lignes 2012