(Au Père Avril.)
Seigneur, vous nous voyez quatre dans cette cellule. L’un gît sur le sol. Deux se suivant marchent de mur en mur. Et le quatrième, le front appuyé sur la vitre, s’efforce en vain de deviner le monde, un pauvre monde de cours grillées et de murailles grises, un pauvre monde dont le verre dépoli lui dérobe l’apparence même.
Seigneur, dans cette prison sont mille cellules pareilles, mille groupes pareils de quatre hommes. Et les hommes des groupes voisins, je ne les connais pas ; j’échange parfois avec eux le salut du matin à travers un carreau brisé, ou de caverneux encouragements le long des conduites d’eau, mais leur visage je ne le vois jamais. Et les hommes de ma cellule, je sais tout d’eux. Je sais comment ils dorment, comment ils mangent, comment ils rêvent. Je connais leurs enfants et leurs amantes ; et je les aime ou je les hais ; mais ceux-là même que j’aime, il me prend parfois une envie terriblement sincère de les étrangler sur le champ.
Seigneur, dans cette prison sont des garçons courageux. Ceux qui faisaient sauter les trains. Ils avaient mis dans leur poche, entre deux tartines, le merveilleux explosif qui ressemble à du pâté, ils l’ont posé sur la voie, puis ils sont partis sans courir (il ne faut jamais courir). Et la locomotive est arrivée, artisane elle-même de sa mort préparée, et le convoi est tombé dans le ravin avec ce chargement de canons, de chars et d’ailes d’avion qui, par le plus court, sont devenus ferraille, avec ce régiment d’hommes qui partaient pour le front russe et qui, par le plus court, sont devenus cadavres.
Ceux qui, sur les plateaux du Vivarais, sur les champs lavandeux du Vaucluse, sur la grande plaine entre Verdon et Durance sont allés attendre les armes qui tombent du ciel. Ils avaient eu froid pendant les nuits de vain espoir, mais comme ils ont été heureux quand ils ont entendu le bruit de l’avion, quand ils ont vu descendre l’une après l’autre, tous pétales et tous sépales ouverts, les cinq grandes fleurs. Leurs ombres sur le sol tandis qu’ils emportaient les cylindres étaient si grandes que tous les gendarmes du canton les auraient pu apercevoir. Et ce chien qui est arrivé alors leur a fait bien peur, mais il a tourné autour d’eux, leur a léché les chevilles, et s’en est allé sans aboyer.
Ceux qui eurent la chance de faire un travail pareil sur les bords de la Méditerranée. La nuit de Cassis était violette au moment de notre arrivée, mais la lune s’est levée et tout est devenu blanc. Nous ramions silencieusement entre les deux murailles de la calanque. À peine avions-nous atteint la pleine mer, la felouque anglaise était là. Et c’était un vrai plaisir de serrer la main du capitaine. Un peu plus tard, les hommes s’étaient juchés sur les rochers et les colis sautant de bras en bras montaient le long de cette chaîne jusqu’à la route.
Ceux qui n’aimaient pas la lutte clandestine, et la vie hypocrite et le constant mensonge. Ils ont voulu aller se battre sous un uniforme. Ils croyaient avoir gagné la partie mais au dernier moment après Montlouis, dans un paysage de monde finissant, de gaves naissants et d’isards bondissants, ils ont rencontré la patrouille allemande et leur guide a reçu ses deniers.
Ceux qui convoyaient les aviateurs américains, gaillards souvent bien encombrants avec leur visage, criant au coin de chaque rue le Milwaukee ou le Minnesota natal, avec leur appétit dévorant, avec cette fâcheuse habitude de demander l’heure aux passants.
Ceux qui, un soir, ont assassiné un officier allemand, et c’est vrai que c’est lâche, mais la guerre c’est la mort.
Ceux qui ont simplement donné, prêté, loué, offert une chambre, une bicyclette, une voiture à cheval, une remise, une barque, une machine à écrire et qui se trouvent ici mêlés aux autres.
Donnez-nous à tous, Seigneur, la force nécessaire, donnez-nous la force nécessaire pour résister au temps, à ce temps de Fresnes dont l’unité n’est pas la minute ou l’heure, mais le trimestre et l’année ;
Donnez-nous la force nécessaire pour résister aux jours, pour résister au réveil, à cette cruelle connaissance que nous faisons chaque matin de nous-même, du décor sordide, des murs squameux, du camarade faisant au même moment la même tragique découverte, pour résister aux bruits, au fracas quatre fois quotidien du wagon porte-nourriture accomplissant ses cercles infernaux, à la musique dansante que le vent nous apporte parfois le dimanche du stade proche de la Croix de Berny, aux pas entourés de paille de la sentinelle qui cherche à vous surprendre, la force nécessaire pour résister, aux silences, à ces torpeurs chaudes en juillet où les plus vaillants sentent s’effriter leur volonté ;
Donnez-nous la force nécessaire pour résister aux nuits, pour dompter ces noirs chevaux qui, vers minuit, nous écartèlent, et faites-nous le don de ces moments de grâce que j’ai parfois connus : la lucidité au rêve vient s’allier ; on se sent encore enfermé et cependant on vogue déjà vers d’autres pays ;
Donnez-nous à tous la force nécessaire pour résister à l’amertume du vendredi. Nous avions étalé sur le lit nos sucres et nos épices avec une joie d’arbre de Noël. Puis le geôlier a emporté les cartons et les ficelles et nous avons pensé à notre femme attendant derrière les grilles, à notre femme derrière les grilles, à notre femme si proche qu’un cri de nous elle l’eût entendu, si proche que notre course en une minute l’eût atteinte, à notre femme si proche et en même temps si lointaine et que peut-être nous ne reverrons plus jamais ;
Donnez-nous à tous, Seigneur, la force nécessaire pour résister aux terribles interrogatoires de l’avenue du Bois, aux questions et aux pièges, au martinet qui fait si anal, aux tisons, aux tenailles et aux flammes. Mais il ne fallait rien dire et nous n’avons rien dit.
Donnez-nous à tous, Seigneur, la force nécessaire pour mourir, donnez-nous à tous la force nécessaire pour vivre.
Jean-A. BERNARD « XXe siècle).
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