Faux Départ

Par Eric Mccomber
Je connais bien ce petit garçon. Il y a longtemps que je lui parle. Nous prenons le bus ensemble et tout au long nous discutons de choses et d'autres, mais surtout de musique rock. Il est très curieux et pose question par dessus question avant que je ne puisse y répondre.
— Combien ça vaut une Telecaster, toi t'en as une ? Je t'ai vu avec l'autre jour. Tu l'as depuis longtemps ?
— Ah, oui, ça fait…
— Il est bon, Johnny Winter, plus bon que Slash et tous ces branleurs. Moi j'aime aussi John Lee Hooker, mais Steevie Ray m'énerve, avec ses costumes, tu crois que c'est qui, le meilleur ?
— Euh, drôle de question, déjà, parmi les survivants, ou dans toute l'histoire, parce que…
— Moi j'aime ça Pink Floyd, mais juste les vieux disques, après c'est des branleurs. Toi tu peux jouer le solo de Time ? Tu me le montrerais, dis ?
— Oh, c'est pas évident, ça a l'air facile, comme ça, mais euh…
— Il avait quoi comme ampli, Gilmour, pas Marshall, hein ? C'est des amplis de branleurs, ça, non ?…
Nous arrivons à l'arrêt. J'achète le journal et le temps que je me retourne mon petit ami a rejoint ses copains. Il sortent des canettes d'un sac posé entre leurs pieds. Il y a des boissons gazeuses mais également de la bière et je remarque que mon compagnon de voyage s'en décapsule une. Je me dis qu'il est vraiment trop jeune pour boire et je me sens une responsabilité morale d'intervenir. Je m'approche. Puis, au moment d'ouvrir la bouche, je réalise qu'il n'a plus huit ans, qu'il est désormais un ado, grand et fort, qui se tient tout droit parmi ses amis, sûr de lui. Il ne se tourne pas vers moi et je tire discrètement ma révérence.
Je traverse la placette pour me rendre là où je vais, c'est-à-dire dans une sorte de garage vide dans lequel mon linge sèche sur la corde. Je ferme la porte et je commence à me déshabiller. Je porte un cuissard de vélo très compliqué dont les bretelles s'entortillent autour de mes chevilles et je n'arrive pas à le retirer. En gigotant bêtement pour tenter de dégager ma jambe, je perds l'équilibre. Une sensation de bonheur m'envahit pourtant. En fait, je suis à même de soulever mes deux pieds du sol sans tomber. Je m'élève simplement dans les airs. Oh, putain, ça y est, je vole ! Vite, montrer ça à tout le monde. Maladroit, je bascule et je tombe presque la face la première sur le béton. Mais à cinq centimètres, je flotte. Je désire nager jusqu'au plafond et c'est chose faite. Je désire tourner à gauche et à droite à quatre mètres du sol. C'est chose faite. Alors, je me dis, merde. Merde, je suis mort ? Encore ? Mon cœur a lâché ? Si je vois mon corps gisant au sol, c'est que ça y est. Je pivote dans les airs et je me retourne, mais il n'y a absolument rien sur le plancher du garage. Eh ben. Tidiii tidii tidii…
Tidiii tidii tidii… Une force s'empare de moi, irrésistible. Tidiii tidii tidii. Je rentre dans le normal. Tidiii tidii tidii… Une main prend la mienne et enserre mes doigts. Tidiii tidii tidii… Je crois que c'est la main de mon espiègle voisine, qui dort parfois chez moi. En tout cas, c'est son réveil-matin qui vient de briser l'éther. Je serre cette main. Ce sont de gros doigts d'homme. Des doigts couverts de cals et de cicatrices. Des doigts de bagarreur et de musicien. Ce sont mes doigts. En fait, la main astrale serre la main du corps prosaïque. Et ça y est, je suis de retour en ce monde.© Éric McComber