Fanatiques et libéraux se battent pour la possession de l’âme du pays. Reportage.
Paru dans Le Point le 19 avril. Par Emmanuel Derville.
Junaid Jamshed, l'animateur d'un "Qui veut gagner des millions", version islamique
Ils sont partout, les barbus. Depuis quelques temps, la télévision pakistanaise est envahie par les religieux. Ils dissertent tous azimuts : les femmes peuvent-elles travailler ? Faut-il punir l’adultère ? L’été dernier, un “Qui veut gagner des millions” version Coran a attiré 30 millions de téléspectateurs. A la clé, la possibilité de gagner un appartement à la Mecque, un pèlerinage sur place pour deux personnes et 2,8 millions de roupies (23 000 euros). Le Pakistan traverse une crise identitaire sans précédent. A l’indépendance en 1947, les pères fondateurs voulaient donner une nation aux musulmans du sous-continent indien. L’article 31 de la Constitution indique d’ailleurs que l’État doit aider les musulmans à vivre en accord avec le Coran et la Sunna. Mais comment interpréter les textes ? Quelle théologie doit servir de référence ?
La question est devenue épineuse après 2001. Dans le Nord-Ouest, les talibans affirment combattre au nom de l’islam contre un État impie, allié des Américains. Il y a cinq mois, les islamistes ont formé une coalition, le Difa-e-Pakistan (Comité de défense du Pakistan) qui regroupe des partis politiques, des mouvements terroristes anti-chiites et anti-chrétiens… Ils manifestent dans les villes en hurlant « mort à l’Inde ! Mort à l’Amérique ! »
Manifestation du Difa-e-Pakistan à Islamabad.
D’un côté les libéraux appuient la relance des pourparlers avec l’Inde. Ils réclament le démantèlement des groupes djihadistes et défendent les minorités religieuses. De l’autre, les islamistes veulent appliquer la charia à la lettre et assurent que « l’Inde hindoue » hait les musulmans. L’islam est la solution à tout. Ce slogan, Zaid Hamid le décline haut et fort. Cet intellectuel dirige Brasstacks, une maison d’édition installée dans une propriété de Rawalpindi, près d’Islamabad. Blotti derrière un mur d’enceinte, l’endroit ressemble à un QG paramilitaire. Les employés portent treillis, rangers et veste commando. Sur les murs, des drapeaux pakistanais partout et des photos de Zaid Hamid prises en Afghanistan dans les années 80 lorsqu’il guerroyait contre les Soviétiques. Ici, il pose avec un lance-roquette, là une kalachnikov. 30 ans plus tard, collier de barbe et béret rouge vissé sur le crâne, Zaid Hamid est toujours en guerre, cette fois contre les États-Unis et l’Inde. « Ils veulent l’éclatement du Pakistan. Mais on ne finira pas comme la Yougoslavie », lance-t-il d’un ton sans réplique. « Pour sauver le pays, il faut s’inspirer de l’islam. C’est la base de notre identité. » Zaid Hamid milite pour la création des États-Unis de l’Islam, qui rassembleraient les pays musulmans dans une union économique et politique. Le système judiciaire et économique pakistanais doit être islamisé. « Notre économie utilise le prêt à intérêt alors que la religion l’interdit. » Comme lui, nombre d’avocats militent pour un Pakistan plus « pur ».
Les « manteaux noirs » comme on les surnomme ici à cause de leur veston, font du débat autour de la loi du blasphème leur cheval de bataille. Cette législation prévoit la peine de mort ou la prison à vie contre toute personne coupable d’avoir manqué de respect au prophète Mahomet. Beaucoup de plaignants utilisent la loi pour régler leurs comptes : une plainte pour blasphème et c’est la prison. Fin 2010, le gouverneur de la province du Penjab, Salman Taseer, lance une campagne pour abroger l’ordonnance. Une prise de position qui lui coûte la vie. Le 4 janvier 2011, Mumtaz Qadri, un policier de son escorte, l’abat en pleine rue à Islamabad. Arrêté, il est acclamé par les avocats à coups de pétales de fleurs. Le juge de première instance le condamne à mort. Menacé, le magistrat quitte le pays. Mumtaz Qadri fait appel et change d’avocat. Il choisit Khawaja Sharif, ancien président de la Haute Cour de Justice de Lahore.
Khawaja Sharif
« Blasphémateur. » Celui-ci nous reçoit dans sa villa, autour d’un thé. Un collier de barbe blanche lui cercle le visage. La mine paisible, les yeux entrouverts, la soixantaine, il ressemble à un papy affable. Il tient un discours étonnant. « Le Prophète Mahomet – paix à son âme ! – m’a confié une mission et j’ai répondu à son appel. Un de mes amis a fait un rêve. Il a vu ma mère assise aux pieds de notre saint Prophète. Ce-dernier lui a donné une note dans laquelle il m’a demandé de prendre la défense de Mumtaz Qadri. » Pour Khawaja Sharif, la loi du blasphème est sacrée. « Elle nous a été donnée par le Prophète Mahomet, paix à son âme. En aucun cas il ne faut l’abroger. Salman Taseer était un blasphémateur et l’État aurait dû le poursuivre. Il ne l’a pas fait. C’est pour ça que mon client l’a tué. » Khawaja Sharif rêve d’un Pakistan qui appliquerait ce qu’il perçoit comme la charia originelle : couper les mains des voleurs et décapiter les meurtriers. « La criminalité explose parce que plus personne n’est condamné à mort. Il faut que le Parlement amende les lois qui ne sont pas islamiques. Nous avons voulu nous séparer de l’Inde à l’indépendance parce que les musulmans ne peuvent pas vivre avec les hindous. La création du Pakistan devait nous permettre de vivre selon le Coran. Il faut achever le processus. »
Le Parlement y est-il prêt ? Palwasha Khan, députée du PPP, le parti laïc majoritaire à l’Assemblée, assure que non. Cette jolie brune de 32 ans qui ne porte jamais le voile, côtoie les islamistes tous les jours. « En public, ils multiplient les déclarations incendiaires pour flatter leur électorat, constate t-elle. Ils critiquent les femmes qui ne se couvrent pas, exigent l’abrogation du prêt à intérêt… Mais quand je discute avec eux, ils sont beaucoup plus modérés. L’islamisation des lois n’est pas leur priorité. »
Tout le monde ne partage pas l’optimisme de Palwasha Khan. Madeeha Gauhar dirige Ajoka, une compagnie de théâtre à Lahore. Cette femme d’une cinquantaine d’années reçoit dans un hall décoré d’affiches de ses spectacles. La troupe joue au Pakistan et en Inde : Delhi, Bangalore, Jaipur, Calcutta, Bombay… En 2007, Madeeha Gauhar met en scène Burqavaganza, une pièce qui se moque de la burqa. « Au Pakistan, le port de la burqa et du niqab se répand, explique t-elle. Nous sommes envahis par le wahhabisme, qui a été importé d’Arabie saoudite dans les années 80. » Lorsque Madeeha Gauhar fait jouer sa pièce, la Jamaat-e-Islami réagit. L’aile féminine de ce parti islamiste demande l’interdiction. Une commission parlementaire convoque Madeeha Gauhar à Islamabad. Six sénateurs de partis laïcs l’entourent. « Votre pièce est anti-islamique et anti-Pakistan ! » s’écrit un sénateur. Un autre enfonce le clou : « vous tournez notre culture en dérision. Cette œuvre devrait être interdite à vie ! » Des fonctionnaires du ministère de la Culture plaident dans ce sens. « Aucun sénateur n’avait vu la pièce, raconte Madeeha Gauhar. Ce jour-là, j’ai compris que beaucoup de Pakistanais dans la fonction publique et la classe politique étaient sensibles aux idées islamistes. »
Dérision. Mais une partie de la jeunesse urbaine résiste. A l’automne dernier, trois garçons de Lahore postent un clip sur Youtube. La chanson s’appelle Aalu Anday (traduisez : des patates et des œufs). Ali, 27 ans, Daniyal, 23 ans et Hamza, 16 ans, revêtus d’un uniforme d’écolier, brocardent les mollahs, les terroristes islamistes et l’armée. En cinq semaines, le clip est téléchargé 500 000 fois. Ali Aftab, le chanteur, n’en revient pas. Ce garçon au physique d’adolescent vit chez papa et maman à Lahore. Producteur dans une chaîne de télévision, il a fondé Beyghairat Brigade, la brigade des sales gosses, il y a 4 ans. « Je voulais me moquer de ceux que l’on surnomme la Ghairat Brigade, la brigade de l’honneur. Cette expression désigne les militaires et les islamistes qui nous répètent que l’Inde et les États-Unis sont nos ennemis. Qu’il faut se préparer à faire la guerre. Du coup, on dépense tellement pour notre armée que le pays s’appauvrit », fulmine Ali Aftab dont le père est… officier à la retraite. La chanson tourne en dérision les théories conspirationnistes selon lesquelles la CIA et les juifs sont responsables de tous les maux du pays. Elle critique la popularité de Mumtaz Qadri. Quand Beyghairat Brigade poste la chanson sur internet, les trois musiciens sont terrifiés. A la fin du clip, Ali Aftab brandit un panneau : « si vous voulez que je me fasse tuer, faites circuler cette chanson ! »
Ali Aftab
Depuis le meurtre de Salman Taseer, les libéraux sont terrorisés par la violence dont leurs adversaires sont capables. « Je n’ai pas d’ami chez les islamistes, confie Ali Aftab. Quand j’en croise, je fais attention à ce que je dis. Je ne veux pas d’ennuis. » Ceux qui ont critiqué les fondamentalistes vivent cachés. Javed Ahmad Ghamidi est de ceux-là. Ce théologien a fui à l’étranger il y a deux ans après avoir reçu des menaces de mort parce qu’il rejetait la loi du blasphème. Méfiant, il répond aux interviews par téléconférence internet. Ce procédé lui évite de donner un numéro de téléphone : « les théologiens radicaux contrôlent les mosquées et l’enseignement. L’État a abandonné ses responsabilités. La police n’a pas pu me protéger. Elle-même a été attaquée par des groupes terroristes islamiques ces dernières années. » Signe que l’Etat et les partis laïcs ont laissé le monopole de l’islam aux religieux.
« Les libéraux ont peur de s’exprimer sur ces questions, reconnaît Palwasha Khan, la députée du PPP. Mais pour nous ce n’est pas prioritaire. Nos électeurs sont plus préoccupés par la situation économique. » L’inflation galope à 12 % par an, la croissance économique se traîne à moins de 4 % alors que l’Inde caracole à 7 %. Les coupures de courant s’éternisent jusqu’à 16 heures par jour.
Depuis un an, le Pakistan Tehreek-e-Insaf, le parti de la justice, de l’ancien joueur de cricket Imran Khan, fait figure de favori pour les législatives de 2013. Dans ses meetings, il évoque surtout la corruption, les pénuries de gaz et d’électricité, la justice, la réforme de la fiscalité pour que les riches payent plus d’impôts… On est loin de la charia, même si certains l’accusent d’une certaine mollesse envers les extrémistes. En 60 ans de vie politique, les islamistes n’ont jamais dépassé les 10 % aux élections libres. Cela ne les empêche pas de gangrener peu à peu la société.