«[…] Mais puisqu’on reparle de ce voyage, puisque le Journal me provoque, il faut bien que je m’explique un peu… que je fournisse quelques détails. Je suis pas allé moi en Russie aux frais de la princesse!… C’est-à-dire ministre, envoyé, pèlerin, cabot, critique d’art, j’ai tout payé de mes clous… de mon petit pognon bien gagné, intégralement: hôtel, taxis, voyage, interprète, popote, boustif… Tout!… J’ai dépensé une fortune en roubles… pour tout voir à mon aise… J’ai pas hésité devant la dépense… Et puis ce sont les Soviets qui me doivent encore du pognon… Qu’on se le dise!… Si cela intéresse des gens. Je leur dois pas un fifrelin!… pas une grâce! pas un café-crème!… J’ai douillé tout, intégralement, tout beaucoup plus cher que n’importe quel "intourist"… J’ai rien accepté. J’ai encore la mentalité d’un ouvrier d’avant guerre… C’est pas mon genre de râler quand je suis en dette quelque part… Mais c’est le contraire justement… c’est toujours moi le créancier… en bonne et due forme… pour mes droits d’auteur… et pas une traduction de faveur… ne confondons pas!… Ils me doivent toujours 2.000 roubles, la somme est là-bas, sur mon compte à leur librairie d’Etat!… J’ai pas envoyé de télégramme, moi, en partant, au grand Lépidaure Staline pour le féliciter, l’étreindre, j’ai pas ronflé en train spécial… J’ai voyagé comme tout le monde, tout de même bien plus librement puisque je payais tout, fur à mesure… De midi jusqu’à minuit, partout je fus accompagné par une interprète (de la police). Je l’ai payée au plein tarif… Elle était d’ailleurs bien gentille, elle s’appelait Nathalie, une très jolie blonde par ma foi, ardentes toute vibrante de Communisme, prosélytique à vous buter, dans les cas d’urgence… Tout à fait sérieuse d’ailleurs… allez pas penser des choses!… et surveillée! nom de Dieu!…
Je créchais à l’Hôtel de l’Europe, deuxième ordre, cafards, scolopendres à tous les étages… Je dis pas ça pour en faire un drame… bien sûr j’ai vu pire… mais tout de même c’était pas "nickel"… et ça coûtait rien que la chambre, en équivalence : deux cent cinquante francs par jour ! Je suis parti aux Soviets, mandaté par aucun journal, aucune firme, aucun parti, aucun éditeur, aucune police, à mes clous intégralement, juste pour la curiosité… Qu’on se le répète !… franc comme l’or !… Nathalie, elle me quittait vers minuit comme ça… Alors j’étais libre… Souvent j’ai tiré des bordées, après son départ, au petit bonheur… J’ai suivi bien des personnes… dans des curieux de coins de la ville… Je suis entré chez bien des gens au petit hasard des étages… tous parfaitement inconnus. Je me suis retrouvé avec mon plan dans des banlieues pas ordinaires… aux petites heures du matin… Personne m’a jamais ramené… Je ne suis pas un petit enfant…J’ai une toute petite habitude de toutes les polices du monde… Il m’étonnerait qu’on m’ait suivi… Je pourrais causer moi aussi, faire l’observateur, le reporter impartial… je pourrais aussi, en bavardant, faire fusiller vingt personnes… Quand je dis : tout est dégueulasse dans ce pays maléfique, on peut me croire sans facture… (aussi vrai que le Colombie a essuyé des petites rafales de mitrailleuses en passant devant Cronstadt, un beau soir de l’été dernier)…
La misère russe que j’ai bien vue, elle est pas imaginable, asiatique, dostoiewskienne, un enfer moisi, harengs-saurs, concombres et délation… Le Russe est un geôlier-né, un Chinois raté, tortionnaire, le Juif l’encadre parfaitement. Rebut d’Asie, rebut d’Afrique… Ils sont faits pour se marier… C’est le plus bel accouplement qui sera sorti des enfers… Je me suis pas gêné pour le dire, après une semaine de promenades j’avais mon opinion bien faite… Nathalie, elle a essayé, c’était son devoir, de me faire revenir sur mes paroles, de m’endoctriner gentiment… et puis elle s’est mise en colère… quand elle a vu la résistance… Ça n’a rien changé du tout… Je l’ai répété à tout le monde, à Leningrad, autour de moi, à tous les Russes qui m’en parlaient, à tous les touristes que c’était un pays atroce, que ça ferait de la peine aux cochons de vivre dans une semblable fiente… Et puis comme ma Nathalie elle me faisait de l’opposition, qu’elle essayait de me convaincre… Alors je l’ai écrit à tout le monde sur des cartes postales pour qu’ils voyent bien à la poste, puisqu’ils sont tellement curieux, de quel bois je me chauffe… Parce que j’avais rien à renier moi !… J’avais pas à mettre des mitaines… Je pense comme je veux, comme je peux… tout haut…
On comprend mon indignation, elle est naturelle, dès qu’on me traite de renégat !… J’aime pas ça… Cet Helsey il gagne son boeuf en salissant les gens de bien… Je l’ai dit à la personne qui m’avait fait lire cet écho… Qu’est ce qu’il est capable de faire d’autre ce plumeux ?… Il déconne aujourd’hui comme ça sur le Communisme… Demain il bavera sur les Douanes… un autre jour sur la Stratosphère. Pourvu qu’il débloque… il s’en fout… C’est un grelot !… pourvu que ça se vende !… C’est toute sa technique… Enfin c’étaient les vacances… alors j’avais des loisirs… Je me dis : "Tiens, je vais les emmerder!" Je saisis ma plume étincelante et j’écris une de ces notes ! au directeur du Journal… qu’était rectificative… je vous le garantis… J’ai attendu l’insertion… J’ai recommencé encore une fois… deux fois… Pas plus de rectification que de beurre en bouteille… C’est la pourriture de la Presse… On vous salit… c’est gratuit… J’aurais pu envoyer l’huissier pour me venger mon honneur !… Il m’aurait dit c’est tant par mot… J’étais encore fait… Ça vaut combien "Renégat" au prix de l’Honneur ?… Si je tuais l’Helsey, au pistolet, c’est encore moi qu’irais en caisse… Et puis il existe peut-être pas le Helsey !… Enfin… de toutes les manières ils ont pas dit la vérité dans le "Journal", journal de Paris… Je suis en compte, c’est un fait… Ils me doivent des plates excuses… C’est pas tellement agréable des excuses de gens comme ça. »
Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, 1937.
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