Francis Alÿs, The green line
La cartographie comme outil de lutte post-coloniale, c’est l’ambitieux projet du duo ‘Le peuple qui manque’ dans l’exposition « Atlas critique » au Parc Saint-Léger (jusqu’au 27 mai). Le fait que la carte ait été un instrument de conquête, de colonisation, et de normativité dans l’expansion des pouvoirs européens (mais sans doute aussi des empires chinois ou ottomans) est posé comme un point de départ, mais on aurait aimé que cette exposition eût été faite en collaboration avec un historien cartographe pour justement montrer ce contrepoint et faire en parallèle un historique de la cartographie comme instrument de pouvoir : il n’est question ici que de contre-pouvoir et non du pouvoir lui-même, et l’affirmation de la cartographie comme ‘matrice idéologique impérialiste’ ne se fait que dans les notes de bas de page du texte de présentation, et non dans les salles de l'exposition. Dommage.
Michael Druks, Druksland Physical and Social 15 January 1974, 11.30am
La carte parle de territoires et de frontières, deux notions topologiques distinctes et dépendantes (forme et ligne, surface et circonférence), et c’est la frontière qui est ici le plus éloquemment décrite : frontière que Francis Alÿs trace à la peinture verte sur la ligne verte dans Jérusalem (en haut) alors que le pouvoir dominant fait tout pour la faire disparaître au nom du slogan « capitale éternelle, une et indivisible du peuple juif » et que l’artiste israélien Michael Druks inscrit dès 1974 sur son propre visage, comme si sa propre identité était elle aussi occupée, envahie par cette colonisation militaire (cette même frontière que nie avec humour le Groupe International Erroriste en se plaçant à l’intersection de la rue Palestine et de la
Société Réaliste, Spectral Aerosion, 2010
rue Israël à Buenos Aires, seul lieu de rencontre au monde). Frontières d’histoire que Société Réaliste inscrit dans une plaque de bois, la profondeur en montrant l’ancienneté, la confusion des lignes traduisant les bouleversements guerriers. Frontière Nord-Sud que montre Estefania Penafiel Loaiza avec son atlas sectionné par un équateur surréaliste (mais j’aurais préféré voir ici son équateur invisible) et surtout
Border art workshop, 600 Crosses 20 miles per hour (2000, 3 min) Videostill
que le groupe Border Art Workshop illustre par de poignantes vidéos sur la barrière entre Etats-Unis et Mexique (en particulier 600 Crosses at 20 miles per hour).
D’autres lignes sont tracées au sein des territoires, et la partie fait la part belle aux marches, manifestations et déambulations. Elles s’inscrivent sur la carte dans les dérives (post-situationnistes) du groupe Stalker, ici une marche de 70 km en trois jours d’octobre
Stalker, Planisfero Roma, 1995/1998
1995 autour de Rome, comme une dérive, une expérimentation, un engagement du corps, des muscles, des sens et de l’esprit qui produirait un territoire autre, comme une appropriation du territoire par la marche. La démonstration peut s’affirmer par l’absurde comme les manifestants d’Endre Tot portant leurs pancartes de zéros dans l’univers communiste hongrois des années 80, « symbole de la quintessence de toutes les manifestations possibles » (Florence de Méredieu), ou bien elle peut être très ciblée comme les obsèques de David Wojnarowicz menées par Act-Up. Des trois vidéos post-soviétiques montrées ici, la plus intéressante est sans doute celle des Ukrainiens du R.E.P. Group qui pastichent un meeting politique en œuvre d’art. A l’inverse Francis Alÿs organise un pseudo-déménagement des œuvres du MoMA, procession religieuse autour des Demoiselles d’Avignon, de la Roue de Bicyclette et de l’Homme qui marche, dont les répliques sont transportées en grande pompe de Manhattan au Queens.
Fernand Deligny, Lignes d'erre
Le travail le plus émouvant sur les déplacements cartographiés est sans doute celui des lignes d’erre de Fernand Deligny qui à Monoblet où il vit avec de jeunes autistes, retranscrit sur du papier calque (donc en ne montrant pas les références cartographiques originelles) le trajet de ces jeunes gens autour du hameau : ce ne sont plus que des dessins dont nous perdons la référence, mais où nous devinons les allers et retours, les stations, les nœuds, les rebroussements de chemin, les hésitations et les volontés affirmées. Comme une approche cartographique d’un inconscient mystérieux, comme un dialogue avec l’autiste par le corps, par les pieds et les pas, et non par le langage ou le regard.
Claire Fontaine, France (burnt/unburnt), 2011
Les quelques œuvres qui parlent plus de territoire que de lignes, frontières ou marches, m’ont semblé moins fortes, plus simplistes : que Claire Fontaine mette la France à feu n’est pas vraiment surprenant (dans le genre, je préfère Moataz Nasr), que Berger & Berger rendent le monde blanc, vierge de toute frontière, de tout repère n’est pas très original (la Chasse au Snark, ici présente, en témoigne), que Lia Perjovschi, Erik Beltran ou Vincent Meessen réalisent des cartes mentales, certes, mais là on y tourne un peu en rond (j’aurais préféré voir Julien Prévieux). Frontières et marches, c’était déjà beaucoup : peut-être l’exposition était-elle trop ambitieuse, en intégrant aussi des pièces par ailleurs très intéressantes comme la vidéo de Mark Boulos, mais plus éloignées de la notion de cartographie.
Voyage à l'invitation du Parc Saint-Léger.
Photos courtoisie du parc Saint-Léger (excepté Francis Alÿs et Fernand Deligny)