Pierre Alféri : kiwi or not kiwi

Par Les Lettres Françaises

Kiwi or not kiwi

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«Nul ne me voit, nul ne m’entend / personne qui sache où je suis / et presque personne / que je suis. »

Ces propos qui nous évoquent, allez savoir pourquoi, le célèbre sonnet I Am du poète britannique John Clare (dont le premier vers dit en substance : Je suis / je sais seulement que je suis / mais ce que je suis, nul ne le sait ni n’en a cure), sont ceux d’une jeune femme mélancolique et solitaire qui s’adonne aux psychotropes pour s’extraire d’un corps qui l’encombre et d’un quotidien qui l’ennuie.

Daniela Tripp, c’est son nom, est née sous la plume de Pierre Alferi, qui en a fait le personnage principal de son dernier ouvrage intitulé Kiwi, publié récemment par les éditions POL. Un étonnant roman-feuilleton, livré d’abord en ligne à raison d’un épisode par semaine sur le site Sitaudis, et qui paraît aujourd’hui agrémenté d’une soixantaine de dessins traduisant l’univers mental de l’héroïne, et de petites vignettes résumant d’une phrase sibylline l’épisode précédent, telles: « Si un homme plaît à Daniela, il est pris », « Daniela redoute que les hommes n’aiment d’elle que son derrière », « Après s’être élevée dans les airs au-dessus de l’Est parisien, Daniela quitte l’orbite de la Terre », « Daniela Tripp, qui broie du noir, se décide enfin à passer à l’action », etc.

Pierre Alféri, Kiwi

Quatre saisons et 54 épisodes rocambolesques, presque tous mis au jour par la voix de cette singulière créature « à petits bras et petits pieds qui creuse jour après jour le même petit sillon stérile et ne s’aventure guère au-delà de trois pâtés de maisons », dont la pensée souvent s’échappe pour aborder de nouvelles galaxies et s’offrir à « la piqûre des astres ». À la faveur d’un menu larcin, Daniela se laisse séduire par un bonimenteur, se marie, abandonne ses travaux de reliure pour devenir femme au foyer. Et l’étau se resserre, quand, en proie à des délires de persécution domestiques, elle se heurte à la résistance passive des objets qui constituent soudain une menace. La prudente Daniela voit alors à quel point elle s’est laissé abuser par les coïncidences et les invraisemblances d’un quotidien baigné par un complot ourdi dans l’ombre, auquel l’ensemble de ses proches n’est pas étranger.

Pierre Alferi n’a pas son pareil pour nous entraîner dans ses histoires loufoques de dépression, où le réel échappe, guidé par des possibilités délirantes. Qui va croire à ces partis anti-kiwis et anti-lichis ? On ne peut s’empêcher de sourire devant ces « Machiavel de la framboise » ou ces « Clausewitz de la fraise des bois », devant ce suspense de façade.

Et c’est tout l’art d’Alferi d’osciller du sérieux au dérisoire pour mieux évoquer des questions de notre temps : solitude et enfermement, rapports entre habitation et propriété, guerre économique et spéculation boursière. De la folie des marchés et de la violence qu’elle engendre.

Certes, « le boycott d’un fruit frais n’est qu’une visée factice ». Mais à l’instar des protagonistes de ce roman-feuilleton, si nous jouons le jeu, c’est peut-être que, comme eux, nous savons que « sans la fiction, sans l’histoire plus ou moins puérile que cha- cun se raconte, la réalité ne tiendrait pas debout une minute ».

Marc Sagaert