Éric Bonnargent
Olivier de Sagazan
Il y a probablement eu une guerre nucléaire. Le monde n’est plus qu’un champ de ruines. Un déluge de flammes s’est abattu sur la terre comme en témoignent les buildings recroquevillés ou ces morts momifiés enlisés dans le bitume des routes. L’atmosphère est pleine de cendres grises qui pleuvent sans cesse et recouvrent un sol dévasté. Il n’y a plus d’animaux, ni dans les airs, ni dans les eaux, ni sur terre si ce n’est, de temps à autre, un chien, au loin. Il ne reste que quelques hommes. Sur la route, un homme et son fils poussent un vieux caddie déglingué rempli de boîtes de conserve, de couvertures et de tout un bric-à-brac. Ils vont vers le sud, vers la mer, espérant ainsi échapper au froid polaire qui règne dans le nord, maintenant que le soleil, comme Dieu, s’est retiré. Même lorsqu’ils atteindront le noir océan, la désolation sera la même et là encore, il n’y aura ni poissons ni oiseaux, si ce n’est l’Oiseau de l’Espoir, le Pájaro de Esperanza, une vieille épave rouillée gisant à quelques mètres de la côte. Le monde dans lequel ils évoluent est gris et noir, nulle trace d’une autre couleur dans la nature, encore moins de blanc. L’innocence n’est plus, elle ne survit plus que dans l’enfant :« Quand il fit assez clair pour se servir des jumelles il inspecta la vallée au-dessous. Les contours de toute chose s’estompant dans la pénombre. La cendre molle tournoyant au-dessus du macadam en tourbillons incontrôlés. Il examinait attentivement ce qu’ils pouvaient voir. Les tronçons de route là-bas entre les arbres morts. Cherchant n’importe quoi qui eût une couleur. N’importe quel mouvement. N’importe quelle trace de fumée s’élevant d’un feu. Il abaissa les jumelles et ôta le masque de coton qu’il portait sur son visage et s’essuya le nez du revers du poignet et reprit son inspection. Puis il resta simplement assis avec les jumelles à regarder le jour gris cendre se figer sur les terres alentour. Il ne savait qu’une chose, que l’enfant était son garant. Il dit : S’il n’est pas la parole de Dieu, Dieu n’a jamais parlé. »Ceux qui ne connaissent de Cormac McCarthy que les romans antérieurs à Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, seront surpris par la simplicité du style et le dépouillement du vocabulaire. La prose de McCarthy qui se caractérisait par un style chatoyant et un vocabulaire florissant s’est épurée. Les longs chapitres ont laissé place à de petits paragraphes d’une dizaine de lignes. Et pourtant, la force poétique est indéniable car ce style est parfaitement adapté au monde post-apocalyptique dans lequel l’auteur nous fait évoluer. Une écriture froide, décharnée et précise est nécessaire pour décrire un monde en voie de déshumanisation. McCarthy s’inscrit ainsi dans le sillage de Samuel Beckett et de Thomas Bernhard. La vie est aussi absente de l’écriture de McCarthy que du monde que parcourent le père et le fils. La mort est toujours possible et la vigilance est une obsession au point qu’un rétroviseur est fixé sur leur caddie, au point que, malgré le froid glacial, ils dorment parfois sans feu s’ils n’ont pas la possibilité de le dissimuler. Parce que le monde est retourné à sa barbarie originelle. S’il y a encore des hommes, il n’y a plus d’humanité. Des hordes de cannibales armés, tout droit sortis de Mad Max, errent sur les routes alors que d’autres se sont installés dans des maisons abandonnées, retenant dans leur garde-manger des imprudents qu’ils dévorent peu à peu. Cette prudence de tous les instants est d’autant plus nécessaire que l’homme et l’enfant doivent inspecter ces maisons abandonnées pour y trouver de quoi survivre, de la nourriture, bien sûr, mais aussi de l’essence pour le briquet, du gaz pour leur réchaud, etc. Et, s’ils ont bien un révolver, ils n’ont plus que deux balles pour se défendre.L’homme et l’enfant qui n’ont déjà plus de nom et dont les paroles se limitent à l’essentiel ne veulent pas seulement survivre, ils veulent rester humains. On retrouve là une obsession chère à McCarthy : la conservation de la dignité humaine. Les précédents romans de McCarthy mettaient en scène des personnages qui persévéraient dans leur humanité malgré la misère, malgré la violence. Avec La Route, c’est malgré tout que le père et l’enfant luttent contre la déchéance. Leur humanité est plus forte que leur instinct de survie et c’est pourquoi ils se sont jurés que même s’ils devaient en mourir, ils ne toucheraient jamais à de la chair humaine. C’est sans doute cette tension permanente pour conserver leur humanité qui rend la lecture de ce texte aussi passionnante qu’oppressante.S’il y a bien une dimension religieuse dans ce texte, je ne crois pas qu’il faille y voir la résurrection d’une religion abolie tel que le Christianisme. Le Christianisme est définitivement mort, balayé par les feux grégeois atomiques :« Un seul flocon gris qui descendait, lentement tamisé. Il le saisit dans sa main et le regarda expirer là, comme la dernière hostie de la chrétienté. »Dieu est mort. Telle est la nouvelle qu’annonce un vieux mendiant rencontré sur la route, le vieil Élie qui, tel le prophète de l’Ancien Testament, reçoit dans sa fuite l’aide d’un ange (Premier livre des Rois, XIX, 5-8) : l’enfant. La négation de Dieu par le vieillard est d’autant plus surprenante qu’au chapitre III, versets 23-24 de Malachie il est écrit :« Voici que, moi, je vous envoie le prophète Élie avant que vienne le jour de Iahvé, jour grand et terrible. Il ramènera le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper d’anathème le pays. »Or, si l’Élie de McCarthy contribue bien à unifier les cœurs du père et de l’enfant par le don de nourriture et de feu, il dit les choses clairement :« Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes. »C’est de manière plus païenne que je comprends donc ce texte. L’enfant est un nouveau Prométhée porteur de feu. Le feu, dans le mythe raconté par Platon dans le Protagoras, est ce à partir de quoi l’homme va échapper à l’animalité et à une disparition certaine. Le feu, c’est la civilisation. Si Dieu il y a, il doit se définir, selon les propos de la femme qui recueille l’enfant, comme le souffle qui se transmet d’un homme à un autre pour l’éternité. L’homme a su protéger le feu, l’enfant. À sa mort, au bout de La Route, s’ouvre une nouvelle ère, celle de la reconstruction, celle de l’espoir.
Cormac McCarthy, La Route. Éditions de l’Olivier. 21 €