Au moment de rendre compte de ce nouveau livre de Valère Novarina, on est légitimement tenté de le présenter comme un ouvrage théorique : on peut bien dire qu’on y trouve la théorie, ou des éléments de la théorie d’une œuvre, d’un œuvre désormais copieuse, dont l’élaboration a commencé voici plus de trente ans (plus de trente titres à ce jour, et je ne dis rien de l’œuvre graphique).
La page 133 (par exemple) propose une « théorie du sens », rien de moins, illustrée sur les deux pages suivantes par deux schémas compliqués. Et les neuf textes (de longueur très inégale) que ce livre réunit comportent bien une dimension réflexive, spéculative et aussi, il faut le dire, fortement affirmative. L’un d’entre eux, le dernier, s’intitule « Désoubli », ce qui est la traduction novarinienne du grec alhqeia, qu’on traduit d’habitude par « vérité ». Les 102 assertions numérotées de « Désoubli » livrent donc 102 vérités à propos du théâtre, de la voix, des langues, etc. Du même coup, elles indiquent aussi (ce n’est pas moins nécessaire) un certain nombre de mensonges ; elles pointent les erreurs et les faux semblants dont nous sommes évidemment, et comme toujours, environnés.
Si ce mot de théorie embarrasse néanmoins, s’il gêne, c’est qu’il semble de nature à donner au lecteur une idée quelque peu trompeuse de ce qu’il va trouver, par exemple, dans le premier des neuf textes dont j’ai parlé, et qui s’intitule « La langue à un ». Ce qu’il va trouver, le lecteur, derrière ce titre énigmatique (et dans lequel le hiatus évidemment délibéré n’est pas le trait le moins important ni le moins significatif) c’est avant toutes choses une jubilatoire accumulation de surnoms : « J’ai connu des figures à plusieurs noms : Médée la Quine, Lucien à Pitaque, Louis Lanlà, la Papicaule, Maurice à Délégué, Dix-sous-de-lard, Jeannot Bel-homme, Dian la Greule, la Ouivre, Phi des Bœufs », et ainsi de suite durant trois pages. On ne s’en lasse pas. Comme disait Claudel à propos de tout autre chose (le nom de Claudel n’arrive pas ici tout à fait par hasard): « Altéré, mes frères, à qui cette très merveilleuse rasade ne suffirait pas. Cela est copieux, cela est satisfaisant ».
On se vautre (je me vautre) avec ravissement dans ce qu’on peut bien appeler une liste –cet auteur adore les listes, il en fait depuis longtemps– mais que je préfère appeler un tas de noms. Puis, quand on a fini, on recommence. Entre temps, on a lu les pages dans lesquelles Novarina explique comment, trois étés de suite, puis à nouveau en 2009, il a rassemblé le plus de sobriquets qu’il a pu dans ces vallées des Alpes où il vit : une volée de noms, quinze cent quatre vingt trois, jubile-t-il, « tous vrais ».
Il y a bien entendu une esthétique, une poétique, une théorie, dans ce goût revendiqué pour une langue poussée « sans livres, sans pasteurisation académique et sans homogénéisation » ; une langue, dit-il, « à l’état natif » ; il y a une poétique (et une éthique, et une politique) dans cet appel à la résistance contre « la grande désincarnation, l’algébrosement, l’épidémie numérique, la mise aux normes de tout », contre ce qu’il appelle « la langue unique totalitaire » ou encore « la plate langue » (p. 28).
Mais ayant lu ce qui précède, on doit commencer à se douter que cette théorie-là ne se fait pas seulement, ne veut pas se faire seulement, dans la tête, ni non plus seulement dans la bouche. Comme écrivait Mallarmé, les pensées « réconfortent dans la boîte », et avec quelle vigueur ! Quelle réjouissante épaisseur! Pas d’idées dans la pensée, dit d’ailleurs Novarina, avant de continuer (avec un accent presque deleuzien) « mais des personnages rythmiques, des instabilités, des bêtes au combat » (p. 83). Il faut, dit-il encore, « chasser toute pensée non en chair musicale » (p. 133). Il a dit aussi, quelques pages plus haut : « Je cherche mon animal, et je le laisse travailler » (p. 118).
Le plus réjouissant, c’est qu’il fait ce qu’il dit.
[Claude Pérez]
Valère Novarina : La Quatrième personne du singulier, P.O.L., 2012, 14€
Fiche du livre sur le site de l’éditeur, avec une vidéo de l’auteur lisant un extrait du l'ouvrage.