[Feuilleton] "Et si c'était cela vivre ? ", Claude Mouchard, 12 (fin)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie aujourd’hui le dernier ensemble (d’une série de 12) des notes de Claude Mouchard – Un fichier téléchargeable de l’ensemble de ces notes est joint à cette publication (en fin de note). 
 
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Mais une chose qui arrive, des gens... ont-ils le même pouvoir ?  
 
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... la rue : comme pour tout le monde, un impératif-impulsion insatiable 
 
la route-rue, l’entre comme liquide, l’élément commun – temps entr’arraché, visibilités projetées, halos mi-rêvés... Rien que du disputé, de l’écumant souillé ... 
 
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19 octobre 2011, 21h15, revenant dans la nuit humide de la gare par la rue de la République, je passe près d’un camion d’éboueurs vidant les poubelles des commerçants.  L’un des deux éboueurs est un noir grand et mince, et porte une veste jaune fluorescente ; il est accroché au camion, il parle – très fort, dans le bruit du camion et avec une certaine volubilité, mais non sans douceur  – à une jeune femme, noire également ; cette dernière, souple, écoute avec inquiétude, voire de l’anxiété.  
Qu’est-ce qui se passe, est arrivé, risque d’arriver ? Impossible de faire la moindre conjecture. Un jeune garçon (cinq ans ?) regarde, visage tourné vers le haut, l’air grave, l’homme et la femme. (J’ai eu peur pour eux ; j’ai ressenti, tout en quasi courant, de la tendresse pour leurs  têtes latéralement éclairées.) 
 
Je ne sais pas ce que je fais d’une chose pareille dès lors que je la note (mais surtout pas en « observateur ») ...  
 
En tout cas, je ne pouvais que ... Peu importe. 
 
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« Je suis un loup » 
 
(Ce fut à la télé... autre fleuve, énormes bribes détachées terreuses filaments nacrés croquants...) 
 
Donc, je recopie (d’un cahier de 2006-7) un « avec » spécifique :  
ce couple vu à la télé, par hasard, désormais persistera, comme un possible, un embranchement de la réalité ordinaire/tout autre... 
 
Reportage sur Arte, mardi 22 août 2007, 14h. On suit un camionneur en Chine, avec sa femme et occasionnellement son beau-frère. 
Comment tout cela a-t-il été tourné, quels moyens de divers ordres, quels soutiens, quel désir ? 
Ce que nous pouvons voir dépend aussi, bien entendu, de toutes sortes d’aspects financiers, techniques, administratifs, voire politiques. 
Organisation de « notre » vu-entendu, de ce qui nous est donné à recevoir. 
 
Le souvenir global est d’un élément d’aube ou de crépuscule. Comme dans de l’eau. 
 
L’homme, avec son long camion de transport, parcourt (apprend-on) des distances considérables. Sa femme l’accompagne, assise à côté de lui ou, parfois, dormant derrière lui. 
 
Je ne sais pas évaluer les âges… L’homme : entre trente-cinq et quarante ans ? Et sa femme ? 
Leur fils de 8 ans vit chez les parents de l’homme. 
L’attachement entre l’homme et la femme est sensible dans sa gentillesse à lui, et dans des gestes affectueux qu’elle a par instants. Elle explique qu’elle a voulu partager sa vie à lui : son souci de cet homme-là prime sur celui de l’enfant. 
 
On aura vu cet homme de profil alors qu’il conduisait, visage constamment tourné vers l’avant, présence immobile-mobile, fendant, à travers le pare-brise, le vent dont on entrevoit qu’il souffle sur des plaines immenses. 
 
Soudain un cylindre casse. Il faut réparer, trouver une pièce de rechange. Le camion va être gardé par le beau-frère (dont on découvre qu’il était lui aussi, depuis le début, dans le camion). L’homme et la femme tentent le stop pour gagner la ville la plus proche, à 70 km. Ils sont de retour en pleine nuit. Les deux hommes, sous le camion, changent la pièce… 
 
Plus tard, coup de téléphone aux parents de l’homme (et à l’enfant). Le père de l’homme dit qu’il voudrait vendre le camion (il ne veut plus contribuer au remboursement de l’emprunt qui a été contracté pour l’acheter). L’homme résiste…  
 
« J’ai mal à la tête », dit-il après avoir raccroché. A qui parle-t-il alors ? A la caméra ? À « nous », où que nous soyons ? Au futur ?  
 
Le camion arrive (après des milliers de km) dans le Xinkiang. Montagnes couvertes de neige, splendides. C’est, dit l’homme, le pays où ses parents ont lutté jadis pour survivre. L’homme se rattache donc à ces parents qui voudraient le faire renoncer à cette vie de camionneur, celle qui précisément lui permet de revenir voir ses parents.  
 
Point ombilical douloureux (nœud d’intenabilités, comme chez quiconque).  
 
« J’aime cette vie, dit-il, j’aime aller là où je veux. » Et il ajoute : « Je suis un loup. » 
Je pense un instant à tout le dispositif qu’on ne voit pas : regard-écoute à qui le camionneur peut s’adresser, réalisation momentanée de ce à quoi il aura toujours rêvé de pouvoir parler ou de ce par quoi – des étrangers, des Occidentaux –  il aura été heureux d’être vu, ou su, être. 
 
Et qu’est-ce que j’espère, « moi », de phrases comme celles-ci ? 
 
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À l’aube parfois, sur le quai (aux Aubrais), parmi tous les gens partant au travail  
face aux voies jusqu’à l’horizon... aires caillouteuses mauves... 
barres de trains de marchandises à l’arrêt (rappelant des barres de chocolat d’autrefois), voûtes des toits des wagons, certaines comme givrées, et … planches et barres de métal ... et... 
 
les mi-choses que chacun se disait, se dit, semblaient, semblent encore aujourd’hui, juste au-dessous des maigres bribes de conversations audibles, flotter couler... dans l’entre 
 
et c’est comme si, pour quelques minutes, elles venaient soudain former « en moi » des tourbillons se recreusant bruns-argentés et affamés...   
 
Avides, à leur insu, et de quoi – que je ne saurais, écrivant, leur donner ? 
 
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Entre tous en attendant le train ... têtes-bouches sources écumant d’ombre si commune et néanmoins divisée ...  
 
surfaces de cailloutis mauves 
 
trop réelles, en tant que (problématiquement) séparées, les intériorités – mais se rêvant elles-mêmes... et paraissant alors béer, évidences obscures dans le soleil levant. 
 
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Sur le quai... Dans les reflets de nuit-aube, d’humidité, parmi les haleines..., des volutes d’odeurs des pensées... 
 
D’où viennent-elles ces choses qu’on se quasi-dit ?  
Elles n’appartiennent à chacun qu’en apparence...  
 
Comment durent-elles ? Où vont-elles filer, avec quels effets ? À quel prix doivent-elles continuer de bouger en ne cessant, comme des vagues, de se reprendre ?   
 
 
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Oui : où vont-elles, les choses qu’on se dit ? reviendront-elles autres ? 
Courants, latences, lacunes, reflux... 
 
J’y « pensais » alors que le train longeait la sucrerie d’Artenay – vapeurs puantes (betteraves brûlées ?) montant en torsades enflammées par le soleil d’aube de décembre qui rasait les chaumes 
 
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Hélas oui, me suis-je (« quelqu’un comme moi ») dit parfois, après une nuit mauvaise : ce qu’on croyait avoir su « garder pour soi », dans la vie à la maison ... : voilà qu’on découvre que c’est passé chez les enfants... 
 
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De la terreur qui s’ignore ?  
 
Qui, soudain, comme en rêve, entame le voir être vu de la rue.., fend les nappes humaines, ouvre les houles du réel ou de l’halluciné... ? 
 
Rue de la République, un jour de mai, 9 h du matin (je cours à la gare). Vent froid après des jours précocement chauds. Passe, à la plus grande vitesse (ou à la moins grande lenteur) possible, un véhicule balayeur (brosse ronde inclinée pivotant continument)... 
Quand il arrive vers moi, je discerne, derrière le large pare-brise, une rangée bigarrée de jouets, peluches, quasi corps en plastique, gestes et visages minuscules et figés. Probablement, des objets perdus par des enfants, prélevés parmi les débris qu’auront triés les deux hommes du véhicule.  
 
Quoi de doucement effrayant ? Jouets cadavérisés exposés ...  
 
Une vision rappelant curieusement quelque chose  
ou faisant soupçonner quoi ?  
 
Une exposition machinée avec férocité, quoique probablement à leur insu,  
par ces deux hommes (dont on ne voyait pas les visages, effacés par des reflets sur le verre protecteur) ?  

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