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Max | Les filles des bois

Par Aragon
nina.JPGTrigorine : Quelle connerie !
Treplev : Pardon ?
Trigorine : Quelle illusion et quelle connerie !
Treplev : Pardon ?
Trigorine : Vouloir rendre une femme heureuse... Quelle bêtise et quelle illusion...

Nina ou de la fragilité des mouettes empaillées, pièce de Matéi Visniec

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Elles se séparèrent en riant aux éclats et lui, resta au centre de ce qui avait été un cercle formé par elles. La neige recommençait à tomber et il se demandait ce qu'il allait faire. Rejoindre la "civilisation", mais il lui faudrait marcher des heures pour cela et la nuit arrivait bien vite dans les bois, dans la grande clairière où il se trouvait. Passer une nuit de plus dans la cabane... Il opta pour cette solution même si ça ne l'enchantait guère de retrouver l'ourse qui ne manquerait pas de se moquer de lui, de lui demander s'il avait passé une agréable journée, qui lui servirait le sempiternel potage aux herbes sauvages, les champignons confits, des tartines de miel et de pain chaud, les baies violettes et jaunes dont il ne connaissait pas le nom et dont le goût, s'il était toujours exquis et suave, lui laissait à chaque fois une amertume bizarre dans le coeur et le cerveau quelques heures plus tard. Il ne savait rien de ces filles, qui elles étaient, d'où elles étaient sorties, ce qu'elles faisaient dans ces bois inaccessibles et si loin de tout où il avait trouvé refuge après avoir erré longtemps dans la région. Elles étaient jeunes et belles, habillées bizarrement de tissu brun piqué de feuilles et de fleurs séchées...

Le travail ne se pratiquait plus depuis longtemps par ici. Les habitants de cette contrée ramassaient dans les bois des ortelises qu'ils vendaient au même marchand qui venait, comme un métronome, à date fixe, planter son barnum extirpé d'un camion antédiluvien sur la place du village. Il payait toujours, cash, sans chercher à discuter le prix et le prix était élevé. Les gens de la capitale payaient à prix d'or ces fruits secs aux vertus médicinales paraît-il étonnantes. Il était venu là pour ça et commençait déjà à trouver les bons coins. Il appréciait les gens et les gens le lui rendaient bien.Les gens d'ici étaient de nature joyeuse, vivaient heureux, ils étaient partageurs et simples.

Bien sûr elle grogna quand il entra dans la cabane sans secouer la neige de ses bottes. Il lui sourit et il vit que son poil s'éclaira. Elle était de bonne humeur ce soir. Bof, se dit-il, elle est toujours de bonne humeur malgré ses grognements. Ils mangèrent tous deux sous la lumière jaune d'une lampe à pétrole qu'elle avait allumée. Ils mangèrent lentement, parlèrent de tout et de rien. Il faisait chaud dans la cabane, ça sentait le miel, le pain et le sureau. Elle alluma sa pipe à la fin du repas, la cura de sa griffe une fois qu'elle fut terminée, alla se coucher en baîllant en lui souhaitant une très bonne nuit. Il resta les coudes appuyés sur la table, il repensait aux filles. Il ne comprenait pas ce qu'elles lui voulaient.

Depuis des semaines et des semaines il les retrouvait dans la même clairière. Elles étaient là sans arriver de nulle part, elles étaient là soudainement alors qu'il se trouvait assis sur la même souche. Elles riaient, dansaient, parlaient fort, chantaient parfois, s'approchaient de lui, lui caressaient le visage, sa barbe. Il se rendait compte qu'à chaque fois la même chose, le même phénomène se reproduisait. Il ne pouvait pas leur parler, aucun son ne sortait de sa gorge, il était incroyablement bien, ne sentait plus en un instant, dès qu'elles arrivaient, la morsure du froid vif de cet hiver très rude. La neige disparaissait par enchantement quand elles formaient à un moment le cercle autour de lui. Il réfléchissait à tous ces instants, ces incroyables moments où il ne sentait plus sa vie en lui, où il s'abandonnait complètement à toute réalité, à toute logique temporelle, corporelle. Il alluma sa pipe en buyère, l'ourse avait laissé le tabac sur la table. Soudain, en un éclair il comprit tout. Il devait les aimer toutes, il devait vivre avant tout. Il devait vivre et les aimer. Il ne devait surtout rien leur demander. Rien exiger. Il devait se dire que la vie ça se regarde, ça se vit, ça se prend pas. C'était si simple, il n'avait rien à faire finalement.

Le lendemain quand il fut assis assis sur sa souche il était bien. Léger et bien. Il ne pensait à rien de particulier quand une seule fille arriva et lui posa la main sur son visage et sur sa barbe. Elle lui dit deux simples mots : "Donne et prends". Il se rendit alors compte qu'il pouvait parler et il lui dit : "Je suis là, je ne veux rien mais je suis là". Elle lui mit alors une pierre très précieuse dans la main, une belle pierre rouge, comme un rubis, c'était peut-être un rubis. Elle l'embrassa sur les lèvres, se leva et repartit. Avant de plonger dans les bois, tendant la main vers lui elle lui dit : " Tu as tout compris, viens..."

Il se réveilla, le corps tendu comme un ressort. Il se leva, s'approcha de la baie vitrée. La ville tentaculaire éclairait sa fenêtre. Les néons, les phares sur l'autostrade. Des tours, des buildings, les premiers avions commençaient à descendre vers l'aéroport international, il entendait gronder le souffle du métro sous le plancher. Tout commençait à s'enfler, à s'agiter, il lui restait un peu de temps avant de sauter sous la douche, d'enfiler ses vêtements chics, boire un café tout simple, tout noir. Et le métro et la city, les variations sur les écrans, les tendances, la frénésie des indicateurs, des baromètres. Y'avait une incertitude sur Singapour, bah, il verrait bien. Il la regarda, elle dormait. Dehors la neige recommençait à tomber.

 

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