Ce livre tient, et retient, par la liaison qu’il fait entre expérience du corps marchant dans un paysage, et l’expérience intérieure, la quête de soi. Les mots sont extrêmement simples pour décrire et accompagner une méditation profonde sur vivre : on pourrait presque parler d’un ascèse par le vide, la « digue » comme exercice spirituel.
Le paysage est donc constant : une digue au nord, bordée d’un côté par la mer, de l’autre par les « cabines » et les « villas ». Un homme marche incessamment sur cette digue, comme pour s’user d’être lui-même. Ce paysage ouvert n’est propice à aucune rêverie de voyage, d’évasion : simplement un lieu vide pour une vie qui cherche son sens. « L’œil s’use, les choses n’absorbent pas : rien de nouveau devant qui ne soit foulé, labouré, sec – et toujours vierge. » (p.29) Car telle est la magie répétitive de ce paysage unique ; parvenu au bout de la digue, on la recommence dans l’autre sens : « on s’échappe de tout sans sortir de rien, on marche, on continue » (p.32).
C’est un livre de solitude, aussi bien dehors puisque que le marcheur ne rencontre personne, que dedans : « en soi, de hauts panneaux séparent des champs de solitude (…) peut-être que tout se rejoint, au bout »(p.18). Cette idée du « bout », de la limite, est aussi importante que celle du « pan », de la séparation d’une vie en « blocs », qui semblent n’avoir rien à voir entre eux. Et le mal-être, profond, vient de là : « l’intérieur n’a pas de bout », tout comme la digue, indéfiniment recommencée. On entre dans « l’incertitude de soi », dans un réseau de contradictions actives que la marche ne résout pas : « la lutte pour devenir immobile, la peur de l’être » (p.22) ou bien « On a besoin de soi pour s’aider à se supporter, et dans le même temps on se trouve encombrant » (p.15).
Ce sentiment de désorientation interne est fortement marqué : « On passe à côté, on n’atteint pas, c’est comme ça qu’on touche les choses, les yeux à l’intérieur ne voient plus, embrasser le vide n’a plus de sens, il fait noir dedans, c’est une autre lumière, et qui n’éclaire pas, on se perd ; on n’est jamais habitué. » (p.39) Cette nausée de soi ne semble pas avoir de fin visible : « le plus lourd à porter avec tout ce qu’il y a derrière, c’est tout ce qui se profile devant »(p42). Mais par moments, il peut y avoir un apaisement temporaire, fragile : « A côté partout, on est plus près de soi par moments, c’est calme, il n’y a pas de bruit ; on n’entend rien, les yeux sont fermés, la bouche aussi, on est bien. » (p.38) On remarquera la proximité de cet état avec celui de la mort : rupture de la relation à soi et au monde. Mais c’est à ce moment là que l’on est au « plus près de soi », dans une sorte d’unification négative de l’être, par le vide. C’est peut-être cela que nous apprend la marche sur la « digue » : user les tensions internes jusqu’à parvenir à une sorte d’apaisement, que l’on sait illusoire, mais toujours bon à prendre. Ainsi, contre toute attente peut-être, ce livre ne me paraît pas du tout suicidaire ; je le rangerai plutôt parmi les manuels de savoir-vivre. Il montre aussi, et avec force, combien la poésie se nourrit de la complexité de la vie intérieure, de cet « espace du dedans » agité de forces aussi vives que peu maîtrisables.
[Antoine Emaz]
Ludovic Degroote, La digue, Publie.net (site)