A propos de Le Juif qui négocia avec les Nazis de Gaylen Ross
Kasztner et sa fille
L’excellent documentaire de Gaylen Ross (malgré son « happy end » indigent) est sorti aux Etats-Unis en 2008 mais seulement il y a deux semaines en France. Il est toujours en salles. Consacré à la personnalité complexe pour ne pas dire trouble de Rezso Kasztner (1906-1957), docteur juif hongrois qui sauva pendant la seconde guerre mondiale 1685 Juifs de la déportation en négociant directement (et courageusement) avec Adolf Eichmann (1906-1962) en personne, ce documentaire est un travail de recherche de longue haleine et passionnant comme une enquête, sur plus de 8 ans.
Plus de 50 ans après sa mort, le nom et le rôle exact de Rezso Kasztner sont toujours sujets à de vives polémiques en Israël (quand il n’est pas tombé dans l’oubli) où il a été assassiné (et est enterré) et chez les Historiens, sur lesquels la réalisatrice ne s’appuie pas assez d’ailleurs pour étayer son film.
En plus des images d’archives et des nombreux témoignages qu’elle a récoltés, dont ceux des membres de la famille de Kasztner, des survivants que Kasztner a pu sauver en organisant le fameux convoi en train qui sauva plus d’un millier de Juifs de la mort, la réalisatrice est allée jusqu’à organiser une rencontre pour le moins improbable (on croirait presque assister à une émission de télé-réalité) entre Zeev Eckstein, meurtrier de Kasztner et alors militant d’extrême droite, et la fille du docteur hongrois, exécuté de sang-froid devant son domicile à Tel-Aviv, le 3 mars 1957. Eckstein ne fit que 8 années de prison avant d’être amnistié.
Reconnu coupable en Israël, en 1955, lors d’un procès retentissant, de « collaboration » et d’ « avoir vendu son âme au diable » en raison d’un étrange témoignage à décharge qu’il fournit aux Alliés et qui permit notamment à l’officier SS Kurt Becher de ne pas être jugé au procès de Nuremberg, Kasztner a vu son action et sa personne peu à peu occultées de l’Histoire et des musées jusqu’en 2007, année où sa « réhabilitation » a commencé à se remettre en marche.
Kasztner, qui considérait lui-même son action comme « héroïque » et pensait être couvert de « gloire » au lendemain de la guerre, a au contraire été victime de la vindicte populaire, du ressentiment du pamphlétaire Malchiel Gruenwald qui amena son procès, et de celui de certains membres du Shin-Bet (service de sécurité intérieure d’Israël auquel était rattaché Zeev Eckstein) contre le gouvernement de Ben Gourion dont Kasztner faisait partie. Kasztner, victime désignée pour apaiser la haine, la rancœur voire l’aigreur de touts les perdants de l’après-guerre en Israël et des ennemis d’un Ben Gourion qui « lâcha » pourtant Kasztner ? Un peu sans doute. Mais l’Histoire est plus compliquée dans un contexte politique pour le moins tendu et trouble en Israël après la seconde guerre mondiale (Indépendance d’Israël en 1948, Guerre du Sinaï de 1956, etc…).
L’Histoire est plus compliquée, oui, mais elle pose surtout des questions à l’infini. Kasztner a-t-il vraiment été tué par Zeev Eckstein, lui qui parle d’un troisième coup de feu qu’il n’a pas tiré mais qui serait l’œuvre d’un tireur embusqué ? Qui est derrière cet assassinat exactement alors ? Pourquoi Kasztner ne s’est-il jamais expliqué sur ce fameux rapport à décharge qu’il rédigea sur Becher et d’autres Nazis et qui les épargna ?
Ce sont ces zones d’ombres de l’Histoire, ces ambiguïtés dans la personnalité et le parcours de Kasztner qui lui ont sans doute coûté la fameuse gloire et la reconnaissance qu’il méritait, qu’il cherchait, lui qui sauva le plus grand nombre de Juifs pendant la seconde guerre mondiale mais à qui on reprocha de ne pas avoir sauvé les autres ! Cruauté et injustice de l’Histoire pour celui que l’on a surnomma le « Schindler hongrois » mais que l’on aurait tout aussi bien pu appeler l’éternel indésirable.
Si l’opacité du personnage de Kasztner n’est pas levée, le mérite du documentaire de Gaylen Ross est d’au moins rendre justice à ses actions héroïques, qui ne souffrent aucune contestation. Kasztner ne s’est pas peut-être pas battu « à mains nues », comme Hannah Senesh (1921-1944), beaucoup plus célèbre et célébrée que lui en Israël, mais il n’en a pas moins eu une action tout aussi héroïque qui doit rester dans l’Histoire.
Dans une époque contemporaine en pleine mutation, un monde en crise où tout va très vite, comme la technologie, où l’on n’a pas forcément le temps de se souvenir ni même de regarder en arrière, Le Juif qui négocia avec les Nazis est une plongée salvatrice dans un passé assez récent finalement mais dont les traces s’effacent par manque de temps et de travail sur la mémoire.
L’ambiguïté du personnage de Kasztner rappelle celle de Jacques Vergès dans l’excellent documentaire qu’en a tiré Barbet Schrœder (L’avocat de la terreur, 2007), mais elle laisse le même sentiment que si la lumière est parfois faite à postériori sur certains personnages qui ont joué un rôle primordial dans l’Histoire, leurs ombres aussi demeurent…
http://www.youtube.com/watch?v=VK_PeRtp4b4
Film documentaire américain de Gaylen Ross (02 heures).
Scénario de Gaylen Ross et Andy Cohen :
Mise en scène :
Compositions de Blake Leyh :