Je ne comprends toujours pas, tandis que du haut du balcon de mon vingtième étage je regarde les nuages qui reviennent en masse de l'est et les eaux sales qui espèrent, à peine un mètre en contrebas. Un arbre passe, à la dérive. Un chat perché dessus me regarde et miaule. La pauvre bête à le poil sale et un œil à moitié fermé. Je ne peux même pas l'attraper, il passe au large du balcon. Je n'ai pas envie de tirer à moi le zodiac et de m'embarquer de nouveau. Ça suffit pour aujourd'hui.
L'appartement sombre m'accueille comme un vieil ami désolé. Je n'allume pas de bougie et m'affale dans un fauteuil. La fatigue m'emporte. Je dors et je rêve à une fin d'après-midi sur la place en bas de l'immeuble, aujourd'hui engloutie par la pluie éternelle. Nous sommes en train de jouer aux boules, Ariane et moi. Personne à part elle et moi, l'un pour l'autre. Le rêve restreint l'univers à l'essentiel. Elle tourne d'un pied léger et se penche sur le cochonnet. L'arrondi de ses seins pèse tendrement dans son corsage blanc. Je l'entends rire mais ne voit pas son visage que je cherche les mains tendues comme un aveugle, avant que le bruit de la charpente qui craque ne me réveille.
Peut-être un tiers du pays est maintenant englouti. Je n'en suis pas sûr, je ne suis sûr de rien, même pas de la hauteur qu'atteindront les eaux la semaine prochaine. Les seules nouvelles parvenant jusqu'à moi sortent en crachotant d'un petit poste aux piles usées. L'état d'urgence a été décrété mais il n'a pas empêché le Séné en crue d'emporter Ariane et sa voiture. Ceux qui voulaient me faire quitter mon appartement, ma ville et mes souvenirs n'en savaient pas plus. Quelque chose me dit qu'elle est vivante quelque part. Quelque chose qu'ils ne pouvaient comprendre, comme ils ne pouvaient concevoir que je reste. De toute façon, je n'ai aucun goût pour les camps de toile et la promiscuité hagarde de pauvres diables dont les espoirs sont noyés.
Je m'abandonne un moment au silence avant de me lever et de me rendre à la salle de bains. L'homme qui me regarde dans la glace a les yeux plus clairs qu'avant. Les eaux se sont infiltrés à l'intérieur de sa pauvre écorce de peau, elles attendent le jour où il cédera, sautera du balcon pour se laisser aller à leurs caresses froides. Je ne céderai pas.
J'ai encore assez d'essence dans le compresseur, de quoi remplir les bouteilles pendant plusieurs semaines, à raison d'une plongée par jour, s'il ne m'arrive rien. Je ne suis plus tout jeune mais plutôt robuste et j'ai quand même quelques années de plongée derrière moi. Parfois, j'ai l'intuition d'un destin. On ne m'a pas insufflé ce goût des profondeurs pour rien. Quelque dieu oublié des hommes savait que le jour viendrait où la nature nous présenterait l'addition et que seuls ceux qui étaient prêts survivaient à son juste courroux. Je ne prétends pas être parmi les justes et encore moins les forts quand je regarde mes mains posées sur le balcon, alors que vient le crépuscule gris comme les eaux qui ondulent en bas, mues par de mystérieuses envies. Mais je sais plonger et j'aime la sensation d'apesanteur étrange qui me saisit quand je m'enfonce dans l'univers liquide.
La ville est étonnamment restée la même, en dessous, si ce n'est cette lumière tamisée qui donne aux immeubles et aux artères inondées l'allure de clichés sépias. Le bruit de l'air qui s'échappe est le seul que j'entends en évoluant suspendu aux dessus des rues. Les bulles s'en vont en cordes rejoindre leur univers et j'avance lentement, guidé par un plan assez détaillé que m'avait donné, je ne sais plus pour quelle raison, Gérard, un ami employé au service de la voirie. Ariane saurait elle, avec sa mémoire qui garde trace du plus infime des entrelacs de nos vies. C'est lui qui m'a parlé de la trappe, de cela j'en suis sûr. En réalité une formation plus ou moins calcaire et friable, à l'est de ville, là où elle se tourne vers les monts du Caniban à quelques dizaines de kilomètres à peine. L'endroit exact n'est connu que des ingénieurs comme lui et des l'équipe municipale. On a tu obstinément le fait que Marsande est pour partie construite sur un gouffre dont une pellicule de roche friable la sépare. Je vais trouver cet immense réservoir.
Malgré mon insistance, Gérard n'a pas voulu m'en dévoiler l'exacte localisation. Mais il a consenti à me révéler, un soir où nous avions taquiné le digestif d'un peu près, qu'il n'y avait aucun permis de construire accordé sur un périmètre bien précis. La ville ne manque pas de zones vagues et vides, dans l'est comme ailleurs, mais cette zone friable est aussi réelle que le souvenir de Gérard traçant de sa voix fanée par la cigarette les contours d'un dramatique effondrement. J'ignore où se trouve Gérard aujourd’hui, il a déménagé pour une femme qui habite vers Pau. Peut-être sont-il heureux là-bas, dans un monde sec, au clair de leur amour. Mais la trappe, cette mince couche de roche calcaire m'attend. Je la trouverai bientôt et libérerai la ville de ses eaux, qui rejoindront le fond de la terre pour poursuivre leur cours normal. Alors Ariane saura qu'elle peut revenir à moi.