Aujourd'hui c'est un musée. Il ne serait pas très juste de le qualifier de "privé", car les propriétaires l'ouvrent à tous les publics avec une spontanéité purement incroyable. Ils ont un agenda chargé à bloc mais ils n'hésitent jamais à y prélever deux ou trois heures pour faire un saut depuis Paris vers Marines pour accueillir entre deux (mais oui !) et deux cents individus.
Nous sommes arrivés un peu en avance par une température extérieure assez fraiche. L'envie de nous "mettre au chaud" nous a fait entrer un peu rapidement à l'intérieur du bâtiment ... et nous avons surpris, le mot est juste, Françoise en train de donner un petit coup pour faire place nette. Tout y est "maison", depuis le ménage (2400 m2, ce n'est pas une mince affaire) jusqu'à la visite commentée, en passant par l'accueil.
Aucune question n'est tabou. Aucune photo interdite. En partant l'un comme l'autre vous sert la main en vous suggérant de revenir bientôt. S'il fallait écrire la devise des Billarant il y aurait forcément les mots partage-authenticité. Et liberté aussi parce qu'ils revendiquent n'avoir ni demandé ni reçu aucune aide, ni bénéficié d'aucune niche fiscale.
Françoise Lesage et Jean-Philippe Billarant affichent 50 ans de passions sans autres rides que des marques d'expression. Le pluriel s'impose parce qu'ils ont en commun l'amour de leur famille, de l'art contemporain et, comme ces deux là aiment sans compter, l'amour de la musique est aussi entré dans leur vie, quoique plus tardivement.
C'est au début des années 80 que Françoise, la première, sans doute influencée par sa mère qui adorait les antiquaires, commence à acheter ce qu'elle désigne aujourd'hui sous le qualificatif de "croutes", mais dont la valeur s'accordait avec leurs moyens financiers. Soudain c'est la révélation : pourquoi regarder vers le passé alors qu'il y a forcément de jeunes artistes prometteurs, et qui ont besoin d'être soutenus ... C'est le début d'une magnifique aventure, d'immenses découvertes et surtout de solides amitiés.
La grande originalité des Billarant ce n'est pas de fonctionner à l'instinct, de chercher à faire des coups avec l'objectif de revendre avec profit. Ce n'est pas non plus d'acheter ce qu'ils aiment, ou qu'ils croient aimer. C'est d'abord de découvrir et de connaitre. Mais cet état d'esprit a mis du temps à s'imposer. Françoise avoue avec humilité qu'ils ont commencé par des erreurs. Que ce qui les a en quelque sorte formatés c'est leur envie de rencontrer les artistes et pas celle de rassembler une collection.
Elle insiste sur le fait qu'il ne faut pas regarder la production contemporaine en cherchant le coup de coeur. Le mot-clé est "comprendre", ce qui étymologiquement déjà est l'expression juste pour des collectionneurs puisque le verbe signifie "prendre en soi, contenir". Effectivement la première règle est de saisir par l'esprit avant d'écouter son jugement. Et en cela les Billarant nous donne une leçon capitale pour nous qui tentons d'approcher l'art contemporain. Nous retiendrons qu'il faut se méfier de ce qu'on aime. En ressortant du Silo je ne sais pas si on aimera de nouveaux artistes, mais on les aura en tout cas compris bien davantage.
Pour comprendre rien de plus simple : il suffit de rencontrer les artistes, de les entendre, de les questionner, encore et toujours. On oublie trop souvent qu'ils sont les meilleurs médiateurs de leurs oeuvres. On admet mieux pourquoi ce sont Jean-Philippe et Françoise qui se chargent de toutes les visites. Ils connaissent l'histoire de chaque oeuvre par coeur. Chaque artiste est un ami, et ce n'est pas un vain mot. On ne s'étonne même pas que Françoise s'arrête brutalement dans ses explications pour nous demander la date du jour ... inquiète d'avoir oublié de souhaiter l'anniversaire de Daniel Buren.
Il est venu lui-même (naturellement) suivre le montage d'une de ses Cabanes éclatées. Il a réglé la question de la présence du pilier en le peignant en noir, comme pour l'escamoter. On reconnait la marque de fabrique de l'artiste à la largeur des bandes, strictement de 8,7 cm, comme celles du "demi volume pour quatre murs", 1969-70 dont le couple a tapissé la chambre qu'ils ont installée dans une sorte de pigeonnier tout en haut du bâtiment.
Entre les deux, ce sont trois niveaux d'exposition, pensés par un jeune architecte dont c'était le premier chantier important, Xavier Prédine-Hug qui a dessiné et mis en œuvre la configuration actuelle, sans presque rien changer hormis les deux portes du quai de déchargement et le percement d'une vitre verticale pour amener de la lumière. Un étage a été créé pour doubler le volume d'exposition. Les cellules d'origine sont restées ainsi que les escaliers et les meurtrières si particulières du "pigeonnier" dont il a fallu tout de même changer les vitrages. Le résultat est bluffant de simplicité et d'efficacité ... pour un budget tout de même conséquent de 1.600.000 € HT, plus d'un an d'études et onze mois de travaux.
C'est un des artistes que Françoise affectionne, nous répétant plusieurs fois la célèbre maxime "take your time" dont je m'aperçois qu'elle figure dans une chanson d'Imany, comme si le hasard existe.
Robert Barry est extrêmement présent dans le Silo. Toutes les oeuvres possédées par les Billarant n'y sont malgré tout pas présentées. Même si l'espace est immense il a fallu sélectionner. Dans quelques temps la muséographie sera quasi totalement revue et le public pourra découvrir ce qui est pour l'heure stocké dans les sous-sol ou dans les réserves qui se trouvent sur les cotés.
On retrouve son écriture en lettres capitales sur les murs de l'escalier qui mène au petit studio conçu au quatrième étage pour pouvoir le cas échéant passer quelques nuits sur place. La vue qu'on a sur la campagne voisine est inattendue.
Il s'agit d'une articulation de segments de droites selon des angles aléatoires obtenus à partir du nombre π. Intitulée Déclinaisons de π, l'oeuvre a été conçue en 1998 et les collectionneurs ont demandé à François l'autorisation de la sceller devant le bâtiment sur l'ancienne bascule du Silo. Françoise souligne la facilité avec laquelle ils ont coopéré puisqu'il a donné son accord immédiatement.
Il est très présent dans le bâtiment où on peut voir ou revoir l’installation de néons que les Billarant avaient prêtée à Beaubourg pour l'exposition consacrée à cet artiste.
Chacun d'entre nous a fait l'expérience de cette rencontre très conceptuelle avec le sentiment d'être un plongeur dansant avec des poissons dans un bain sous-marin. Sans pouvoir rester indifférent aux milliers de gleed (glouton) et de love (amour) qui se croisent sur les murs et que nos corps interceptent.
C'est d'ailleurs aussi un plaisir que de circuler d'une cellule à l'autre sans forcément lire tous les cartels, préférant écouter notre hôtesse. L'inconvénient est que la mémoire peut faire défaut pour légender les photos.
L'espace est si vaste qu'on peut aussi bien profiter d'une oeuvre de manière intime qu'à d'autres moments de façon plus collective. L'artiste conjugue trois éléments : la toile - un fin tergal “ plein jour ” - tendue sur des cadres d’aluminium ; la couleur, passée d'une main légère ; et la lumière qui traverse la trame en se modifiant.
Le silo fait ainsi réfléchir à plusieurs endroits sur la notion de "vérité". Le Bleu ciel (1988) de Bertrand Lavier (non photographié) est plutôt amusant. Selon qu'il emploie la couleur vendue sous ce nom par Tollens ou par son concurrent Ducolac le résultat est radicalement différent. La surprise est de taille !
Günter Umberg, peintre allemand, étale des couches de pigment pur, donnant à ses toiles une profondeur vibrante, noire ou verte (non photographiées) à regarder de loin car la fragilité est immense.
Autre cellule, autre découverte, avec notamment Claude Rutault qu'on pourrait placer, en faisant un extrême raccourci dans le prolongement de Malévitch dont l'esprit plan en divers endroits du Silo, et de son Carré blanc sur fonds blanc (1918). Il joue avec les mots en prenant au pied de la lettre les termes de Marine, Paysage, Portrait, Cartel ... qui semblent oubliés au pied du mur alors qu'il n'en est rien (cf photo ci-dessous avec au premier plan, une des deux "sculptures", cubes ouverts et évidés de Sol LeWitt)
Je n'ai pas davantage réussi à saisir un des fils tendus par Fred Sandback pour créer des volumes ou des plans virtuels et suggérer la dématérialisation. Françoise évoque avec émotion le travail de cet homme qui proposait des sculptures qui n'ont pas d'intérieur et qui influença tant de jeunes artistes comme Cécile Bart. On mesure combien son absence a été regrettée le jour de l'inauguration.
Pour ceux qui se poseraient la question de la protection des oeuvres, il faut savoir qu'il existe un système de sécurité important, mais aussi que nombre d'entre elles correspondent à ce qu'on désigne sous le nom de "certificats", sorte de prescription de l'artiste de manière à ce que son ouvrage soit exécuté selon les règles qu'il a définies. L'objet est ainsi partie intégrante du lieu ... ce qui n'arrête pas du tout nos guides dans leur volonté de montrer de nouvelles pièces lors du prochain vernissage, alors que nous-mêmes avons du mal à admettre qu'elles ne soient pas visiblement pérennes tant elles semblent à leur place. Il est essentiel pour eux de faire vivre la collection. On aurait tord de comparer le Silo à une Pyramide. Il est tout sauf un tombeau.
Les trois carrés de couleur dont Felice Varini a habillé cet escalier ne sont-ils pas oniriques et joyeux ?
S'il y a des oeuvres fragiles qu'il ne faut pas approcher il y en a d'autres où l'on peut entrer, que l'on peut toucher, et d'autres même sur lesquelles on peut (on doit) marcher. C'est le cas des plaques de métal de Carl André posées sur le sol devant quelques larges bandes de papier où le style de Niele Toroni nous est maintenant facilement reconnaissable. De multiples pièces de Carl André se trouvent à tous les étages, alignement de parpaings, assemblage de billots de bois, lingots d'aluminium irisés par la lumière ...
Selon elle il ne faut chercher aucun lien de cause à effet entre une date et un événement ... sauf qu'elle confie tout de même que l'une d'elles est la date de naissance de son mari.
A la fin des années 80 le couple est connu pour ses goûts et commence à subir des pressions pour acheter vite, comme si leur objectif était d'investir dans le but de faire des profits. Ils comprennent que certaines de leurs oeuvres ont pris une valeur considérable et que plusieurs de leurs amis artistes de la première heure comme Buren ou Toroni ne leur seraient désormais plus accessibles. Il faudrait vendre les uns pour racheter les autres. Ce n'est pas leur façon de voir. Ils continueront à chercher parmi les jeunes artistes les dignes interprètes de cet art minimaliste qui les séduit, quitte à y consacrer tout leur temps libre, ou presque et à faire des milliers de kilomètres par an. Sans intermédiaires et toujours dans des engagements de long terme. avec une façon de faire identique, consistant à passer du temps avec l'artiste, découvrir autant son univers que sa pensée avant d'entrer dans sa création, écouter encore et longtemps, se méfier de ce qu'on aime pour ne pas se priver de débusquer des nouvelles sensations.
Rien d'étonnant à ce que ce don qu'ils ont pour écouter les pousse à se tourner aussi vers la musique ... contemporaine évidemment. L'initiation est difficile. Françoise nous dit qu'il a fallu "s'accrocher" mais là encore la révélation arrive. Leur première commande est passée au compositeur français Philippe Manoury dans les années 1990. D'autres suivront. Et une présidence de la Cité de la musique pour Jean-Philippe Billarant.
Leur goût pour l'art contemporain ne s'éteint pas pour autant et le Silo leur permettra de réaliser pleinement leur ambition, qui est de partager leur enthousiasme. Non sans humour comme en témoigne ce tableau accroché dans l'escalier :
Nous nous attardons sous le Solarium de Véronique Joumard, une artiste qui s'inscrit dans l'art minimaliste et conceptuel américain. Le carré de lumière de 5 mètres sur 5 qui se découpe sur le sol nous attire comme un papillon le serait par le coeur d'une fleur.
L'artiste a installé elle-même son oeuvre ici, dans l'entrée de l'espace d'exposition. Ce sont 111 ampoules à filaments qui pendent d'un châssis, choisies pour répondre à un souci esthétique et fonctionnel puisqu'elles sont chauffantes. Les matériaux employés pour la structure font partie intégrante de l'oeuvre, ce qui justifie qu'ils soient montrés. Et bénéfice secondaire, il est très agréable de stationner dessous, surtout quand on arrive d'un extérieur assez glacial. S'il y avait quelques plantes vertes on croirait avoir traversé le patio d'une maison arabe.
Depuis plus de trente ans Jean-Philippe et Françoise Billarant ont tissé des liens étroits avec des artistes majeurs et rassemblé des pièces de premier ordre, dont certaines, on l'a vu, ont été réalisées spécialement pour le bâtiment. Des étincelles ont jailli et le feu n'est pas près de s'éteindre.
Vu en contre plongée le Silo semble de taille modeste. Et pourtant ce sont plus de vingt mètres de haut sur autant de largeur et presque cinquante de profondeur.
Le Silo, Route de Bréançon, 95 640 Marines (Val d'Oise), tel : 01 42 25 22 64lesilo@billarant.com (ouverture exceptionnelle lors des Journées du Patrimoine et visites sur rendez-vous)
Pour s'y rendre en transport : RER A jusqu’à Cergy Préfecture puis bus ligne 95-08 direction Centre ville jusqu’à Route d’Us-Marines. Le Silo est à 5 minutes à piedsEn voiture : Autoroute A15 Sortie Marines (sortie n° 10 en provenance de Paris)