Célèbre surtout pour ses biographies— qui n'a pas lu son LaFontaine, ou la vie est un conte ? — Jean Orieux est aussi l'auteur d'une dizaine de romans dont lepremier, Fontagre, paru en feuilleton dans la revue Fontaineen 1942, puis aux Éditions de la revue Fontaine en 1944 et reprispar Flammarion en 1946, obtiendra cette même année le Grand Prix duroman de l'Académie française.
Il commence l'écriture de ce roman,qui aura des suites façon « saga familiale », dans leLimousin où il est inspecteur de l'enseignement primaire, et lapoursuit en Afrique du Nord : en 1941 il est d'abord nommé à Oranen Algérie, puis au cours d'un voyage au Maroc, il est pris par lecharme de Fès. Le Maroc deviendra dès lors sa seconde patrie où ilséjournera régulièrement jusqu'en 1987. Malade, il rentre enFrance où il meurt en 1990.
Ces rapides repères biographiquesseront utiles pour évoquer la rencontre entre Gide et Orieux. JeanOrieux la raconte dans l'un des livres de souvenirs qu'il a égalementpubliés : Des figues de Berbérie (Grasset, 1981). Ce livreécrit en 1980 reprend les notes consignées pendant le court séjourqu'Orieux effectua à l'été 1942 au Maroc, à Fès essentiellement.Or si c'est bien à Fès qu'eut lieu la rencontre, il y a un problèmede date...
Orieux situe sa rencontre entre aoûtet septembre 1942 (il quitte Fès le 6 septembre). Mais Gide ne seraà Fès qu'en 1943 où il loge chez Christian Funck-Brentano. Dansune note en bas de la page consacrée à ce face-à-face, Orieuxprévient : « Il ne m'est pas possible de dater cette rencontrequi a eu lieu à la fin de mon séjour — en août 1942 — maisj'ai fait un second séjour en août 1943... » Quand bien mêmepuisque c'est en octobre que Gide est à Fès...
Voilà ce qui explique sans doutepourquoi Gide n'a plus Fontagre en mémoire, paru un an plustôt dans Fontaine (dont on a confirmation par le Journalqu'il a lu le premier numéro donnant le feuilleton : « JeanLambert, dans son article sur Schlumberger (Fontaine,21)... », entrée du 16 juillet 1942). On s'étonnera de cemanque d'exactitude chronologique chez ce biographe réputé pour sonminutieux travail de fiches. Moins du contenu de la rencontre qui estressemblant et montre un Gide familier.
Jean Orieux, Des figues de Berbérie,Editions Grasset, 1981
« 3 août Dans le même courrier, j'apprends queles premiers chapitres de Fontagre ont paru dans la revue Fontaine.C'est Henri Hell qui les prenait chez moi, à Oran, et les portait àMax-Paul Fouchet à Alger. Ce sont les lettres des premiers lecteursqui m'annoncent cette nouvelle. Ils ont aimé le début du roman. Ilsont cherché et trouvé dans Fontagre ce que j'ai essayé d'y mettre: le retour vers l'enfance et les racines pour échapper au mondehorrible de 1942.De Rabat, un mot gentil du cher JeanDenoël qui m'avertit qu'André Gide est à Fès. Un monument de plusdans la capitale ! Jean Denoël me dit que je devrais le visiter. »(Des figues de Berbérie, Grasset, 1981,p. 180)
« 16 aoûtAvant son départ, Si Kadour m'avaitdit : « Si vous avez un moment, allez faire un tour à l'entrepôtpendant mon absence. M. Laffairé sera content de vous voir, et vousme donnerez des nouvelles à votre retour. » Je ne suis pas certainque M. Laffairé soit impatient de me voir mais comme ce matin ilfait frais, je me propose d'aller à pied depuis Bougeloud jusqu'àl'entrepôt. Je retrouverai également Si Saïd qui me demandetoujours de revenir au bureau : « Viens, ce sera bon plaisir », medit-il gentiment.A peine ai-je fait dix pas que je tombesur le guide qui me reproche de toujours dire « non » bien qu'àpart cela, il juge que je parle bien. Comme je ne suis pas sûr deretrouver le chemin de l'entrepôt, je l'embauche. Chemin faisant, jelui demande s'il connaît telle adresse. C'est celle d'André Gideque Jean Denoël m'a communiquée en me recommandant d'aller faireune visite au pontife. Cela n'est pas urgent. Si sa maison estd'accès facile, je pourrai, une fois qu'on me l'aura montrée, yaller seul.Mon guide connaît M. Gide et samaison. Celle-ci, me dit-il, appartient à un Suisse qui la prête àce monsieur un peu bizarre qui porte un chapeau rond, ne parle àpersonne, mais va souvent dans les petits cinémas de la Médina.Pour le chapeau, j'y crois. Pour les cinémas, j'en doute : on ypasse de vieux westerns pour les traîne-savates des quartierspauvres. Mais, après tout, les guides savent tout. Le mien me montrela maison de Nathanaël et c'est lui qui me questionne sur lepersonnage. Je lui réponds que je ne le connais pas. »(Ibid. pp. 213-214)
Fès, vue du Mellah
« Nathanaël ne sort pas sans masque (1)
C'est décidé, Jean Denoël m'écritque Gide me recevra à 5 heures. Heureusement, les grosses chaleurssont passées. Je vais à pied, je contourne la ville en longeantextérieurement les remparts. Personne sur ce chemin, c'est lacampagne. Les parties hautes et rocheuses ne sont que terrains secsoù paissent quelques moutons gardés par de petits pâtres entunique courte. L'un d'eux court se cacher derrière un rocher, semontre, chante et se cache de nouveau. Dans les fonds, l'eau arriveet ce sont des jardins d'oliviers, de figuiers, de grenadiers. Lesparties potagères sont encloses dans des claies de roseaux. Toutsemble inhabité. Erreur : on est observé de tous côtés. Dans lelointain, les hautes montagnes de l'Atlas se dessinent dans un voilebleu. C'est rare, en été, car les brumes de chaleur noientl'horizon et salissent le ciel.Soudain, à vingt pas devant moi, M.Gide, un livre à la main, m'examine derrière ses lunettes. Il mesourit avec assez de gentillesse pour que je croie qu'il sait qui jesuis et qu'il m'attend. Je verrai bientôt que je me suis trompé —ou qu'il a oublié à la fois mon nom et ma visite — ou qu'il faitcomme si. Tout en parlant de riens, nous remontons le chemin pourgagner sa villa toute proche.Il ressemble assez à ses portraits. Jele croyais cependant plus grand. Il a une forte ossature, peu dechair. Sa calvitie est jaune, marquetée de taches brunes. Il n'a pasl'air bien lavé, sans doute l'est-il, mais il ne donne pasl'impression de la netteté. Cela m'a surpris. L'œil est moins vifque je ne le croyais, sous des sourcils épais et longs qui retombentsur ses lunettes, mais le regard est lourd et appuyé, un peu gênant.M. Gide est calme, il n'est ni plus vieux, ni plus jeune que son âge.Il me demande ce que je fais dans lavie. Je lui dis, en quelques mots, en quoi consistent mes nouvellesfonctions en Algérie. Il trouve cela très intéressant. Ilm'étonne, mais puisque cela l'intéresse j'essaie de lui parlerd'une petite découverte que j'ai faite dans les archivesadministratives. Ce sont des rapports de l'Alliance israéliteuniverselle qui apportent des témoignages très curieux et trèsvivants sur la vie des communautés juives au XIXe siècle danscertaines villes d'Afrique du Nord. Je me souviens de démêlésinsensés au sujet d'un tribut très particulier auquel étaientsoumis les bouchers du Mellah : ils étaient obligés de fournir unequantité fixe de foie de veau à certaines grandes familles afin denourrir les magnifiques chats persans qui faisaient l'ornement deleurs salons et de leurs riads. Cette fourniture donnait lieu à desprocès dont les attendus étaient si subtils qu'ils en devenaientcomiques mais étaient très révélateurs de la nature des relationsexistant entre les deux communautés. M. Gide fait des Oh ! des Ah !de pure forme. J'ai peur — pour lui — qu'il ne finisse parressembler à Paul Reboux, excellent homme, un peu léger, quirépondait à tort et à travers : « Oh ! que c'est drôle ! Oh !que c'est curieux ! oh ! que c'est passionnant ! », alors qu'iln'avait même pas écouté.Nous nous asseyons sur la terrasse desa maison. Je ne dis rien de ce que je voulais lui dire de son œuvreque j'admire. J'ai tout oublié. La grisaille s'épaissit un peuentre nous. Je regarde le ciel au-dessus des remparts tout proches.La lumière sur un grenadier chargé de fruits, d'un vert intensetout strié de pourpre, est admirable. Une domestique marocaine, queles Européens appellent, fatma, vient demander des allumettes. Iln'y en a pas. Je propose mon briquet. Mais la femme ne sait pasl'allumer. Je le fais, et la voilà partie avec la flamme. Toutel'essence va y passer, et pour en trouver ce n'est pas une minceaffaire !M. Gide parle du temps présent : il ya de quoi dire, en 1942. Il parle du patriotisme : « Je ne crois pasau patriotisme en général, dit-il, qu'en pensez-vous ? Quecroyez-vous qu'il entre dans le patriotisme du peuple ? » C'est unecolle. J'aurais pu lui répondre que le patriotisme populaire étaitce je ne sais quoi, mal analysé, mais puissant, qui fait que lesgens se sentent attachés à ceci, à cela, à mille choses qu'ils netrouvent que dans leur pays et qu'ils n'apprécient que lorsqu'ilsles perdent. Mais j'ai voulu distinguer les éléments sentimentauxet les éléments intellectuels du patriotisme, les héréditaires etles acquis, etc. Bref, je faisais l'imbécile et je le sentais enparlant. La vérité du patriotisme populaire est à la fois plussimple, plus confuse et plus forte que mes « éléments ». C'est lesentiment (2), parfois passionné, d'appartenir quoi qu'il arrive à unpays, même si ce sentiment est absurde.Peu importe, il est le plus fort et ilsuffit à justifier l'attachement d'un peuple à sa patrie. J'avaisl'impression de repasser un examen devant ce professeur tassé dansson fauteuil et m'épiant du coin de l'œil. J'ai pataugé.J'ai déjà remarqué qu'il a une façonrapide d'acquiescer qui ne me dit rien qui vaille. Aucune discussion— ni même aucune conversation un peu agréable ne peuts'instituer. Il n'apporte rien. Je pense que je l'ennuie et j'en suiscertain lorsqu'il me demande quel chemin je compte prendre pourrentrer en ville. Je me lève, lui aussi. J'aimerais toutefoisrécupérer mon briquet. En ces temps de pénurie et en Afrique, ontrouve rarement de l'essence, mais un briquet neuf, jamais. La fatmale cherche un moment, le retrouve. Dieu soit loué ! Il n'y a plusd'essence et la mèche est carbonisée.M. Gide met son chapeau rond et me faitun bout de conduite. Je lui parle de Jean Denoël. « Ah! vous leconnaissez ? » me dit-il. Le coup est dur. Quelle comédie joue-t-il? Jamais je ne pourrai croire que Jean Denoël en qui j'ai uneconfiance absolue m'a envoyé chez Gide sans l'avoir prévenu et sansêtre sûr qu'il voulait bien me recevoir. Peu importe, la visite estterminée, je vais le saluer et m'envoler. Pas du tout, il amaintenant envie de parler.Il s'intéresse au Limousin. Je donnedans le panneau, je parle de Saint-Yrieix, des bois, des étangs, desgens que j'aime, du ciel et des saisons... M. Gide me donne vite unbon point pour aimer un pays aussi triste et aussi ennuyeux. Puis ilme demande : « Montauban, c'est en Limousin ? » Je me retiens delui répondre que c'est au Manitoba. Mais je crois que cela lui estparfaitement indifférent. Il n'éprouve aucune curiosité pour lespays ni pour les gens qui les habitent — sauf s'ils sont dans deslivres. Comme il ne semble pas disposé à me laisser aller monchemin, je continue à parler jusqu'à la porte du rempart où jeprendrai congé. Je lui dis que j'ai écrit. Il s'étonne ets'intéresse (comme si Jean Denoël ne l'avait pas mis au courant !).Il me demande quel est le sujet de Fontagre, il m'écoute,impénétrable. A la fin, il trouve le sujet triste et démoralisant.« La chute et la ruine d'une famille, croyez-vous que ce soit un bonexemple à proposer à un pays vaincu ? » Et il me fait ensuite unpetit sermon dans le style « Travail, Famille, Patrie », selon ladevise du jour. Je reste pantois devant ce vichyssisme d'un auteur simaltraité par Vichy, devant ce moralisme soutenu par l'auteur del'Immoraliste. Mais il n'est pas troublé, il est sérieux comme unSuisse : il se mettait à couvert.Il me demande si je n'ai pas d'autresprojets littéraires. Mais si, bien sûr. Mon cœur bondit, je luiparle de mes Nouvelles. Je lui raconte Menus Plaisirs, l'histoire dedeux adolescents qui se rencontrent le jeudi aux « Matinéesclassiques », le trouble qui les prend, l'attirance et le refus, surfond de Bérénice et de Phèdre... M. Gide est tout oreilles. Je lesens captivé. Il est si attentif qu'une fois, je me trompe de prénomet je dis Bernard au lieu de Julien. Vivement, il me reprend : «Non, ce n'est pas Bernard qui dit cela, c'est Julien. » Ce traitm'enchante et lui aussi. Il a rajeuni, son œil brille. Lorsque, àla fin, je lui dis qu'ils échangent leurs mouchoirs sous le guéridondu café, il fait : « Ah ! », met sa main sur mon bras et me dit :« Ces jeunes gens sont bien plus émouvants que vos Fontagre. »Le mouchoir de Julien et de Bernard luia fait oublier « Travail, Famille, Patrie ». Sur ce semblant desourire, je dis bonsoir à Nathanaël.
1. Il ne m'est pas possible de datercette rencontre qui a eu lieu à la fin de mon séjour — en août1942 — mais j'ai fait un second séjour en août 1943...2. C'est ce que Jaurès, parlant de lapatrie, disait aux ouvriers : « Vous êtes attachés à ce sol parvos souvenirs et vos espérances, par vos morts et par vos enfants...»(Ibid. pp.256-260)