Ma mère entre essoufflée dans le bureau où nous attendions. Elle demande aussitôt à Joséphine de rassembler les affaires, pendant qu'elle change de vêtements. Tout en s'habillant :
- Sylvia et Pierre sont arrivés.
C'était moins une... il aurait pu voir Sylvia... Il est dans
le magasin. Il fait des courses... je ne sais pas pour combien de
temps il en a... il faut qu'on parte maintenant !
- Tu mets quoi
?
- Je remets mon pantalon. Il va falloir courir les enfants.
-
Les talons...
- Ce sont les miens. L'uniforme je le
laisse.
Pierrette, au bords des larmes.
- Mais
s'il vous voit !
Ma mère, tout en continuant, n'a
pas répondu à cette question. Alors qu'elle finit de
mettre ses chaussures, elle demande :
- Pascale ! Appelle
Clotilde en caisse centrale et demande lui, si elle l'a vu sortir ou
si elle le voit...
Pascale s'exécute.
-
Caisse centrale, Clotilde,à votre ser...
- Clotilde, c'est
Pascale... tu as vu Jean-Marc sortir du magasin ?
- Non, je pense
qu'il est encore à l'intérieur... et ... attends...
je regarde... non... il n'est pas... il est pas en caisse en tous
cas, il doit être encore dedans...
- Ok ! (Elle
raccroche). Il a l'air d'être encore en train de faire des
courses.
- On y va les enfants !
Lorsque j'entends ma
mère prononcer ces mots avec autant de détermination et
de courage, j'envisage déjà la réussite de notre
entreprise. Ma mère se couvre la tête avec un foulard
que Pierrette lui a tendu au dernier moment, comme un réflexe
inexplicable. Après s'être coincé les cheveux
dans son écharpe, et dissimulé le visage avec celle-ci,
Joséphine m'aide à ajuster la capuche de mon manteau
pour me cacher la tête. Après quelques rapides
embrassades, ma mère, ma soeur et moi prenons la direction du
magasin, escortés par Pascale.
Elle ouvre la porte
normalement, regarde aux alentours, puis nous indique de passer,
puisque le champs est libre.
Dans le grondement de la foule de
clients, nous entreprenons notre fuite.
Le foulard sur la tête, telle une résistante dans un pays occupé, une mère
tient la main de ses enfants, guidée par un appel à la vie.
Ma mère nous tient
chacun par la main. Ma soeur et moi, marchons la tête
baissée, tels deux aveugles, guidés par sa vaillance.
Tout en marchant avec une apparence normale et quotidienne, ma mère
regarde discrètement autour d'elle. Des femmes poussent leur caddie. Certains sont remplis à ras-bord, d'autres sont encore vides. Des couples marchent main dans la main. Des rires fusent à côté de nous, lorsque nous passons rapidement près d'un groupe de personnes. Des morceaux de phrases en tout genre accompagnent le défilement du sol carrelé sous mes yeux baissés dans la peur.
Il ne reste encore que
quelques mètres avant d'atteindre la sortie du centre
commercial. Plus nous approchons de la sortie, plus nos pas s'accélèrent.
Soudainement, du coin de l'oeil, ma mère aperçoit "l'autre" en train de poser les articles sur le tapis d'une caisse.
J'entends sa respiration se paniquer et comprend, à la pression de sa main sur la mienne, que le risque que nous prenons est alors à son comble. Déterminée, elle retient son souffle et poursuit notre évasion sur le même rythme. Sans lâcher prise. Car il est hors de question à ce moment-là de reculer.
Nous dépassons alors la caisse où il est occupé à déposer ses achats sur le tapis roulant.
Il ne nous à pas vu.
Encore quelques pas, et nous serons sortis.
Nous marchons.
Nous marchons.
Avec l'effroi dans notre dos. La trouille au ventre qu'il relève la tête au mauvais moment et nous voit nous enfuir.
Nous marchons.
Nous marchons, main dans la main, près à quitter définitivement notre bourreau.
Nous marchons. Vers la sortie. Tel un doigt d'honneur à ce salaud.
Dès que nous avons passé la grande porte tournante du centre commercial, ma mère, comme sortie d'une longue apnée :
- Courez ! Courez !
Nous courons de toutes nos forces. Le plus vite possible. A travers ce grand parking rempli de voitures alignées, disciplinées. Nous courons en direction de la station essence où nous attendent Sylvia et Pierre. Dans une voiture.
La voiture est là. Elle nous attend. Le contact en marche.
Nous nous précipitons à l'intérieur du véhicule. Quand la dernière portière se claque, Pierre appuie sur la pédale et démarre.
(A suivre)
VOTEZ POUR MON BLOG EN CLIQUANT SUR CE LIEN