AU POLITICIEN
Qui es-tu l’homme — assassin ou héros
Toi, que la nuit a élevé pour l’action.
Entre tes mains le sort du vieillard et de l’enfant
Et ton visage dissimulé
Tel un golem face au monde
Réduiras-tu en cendres la ville ou la patrie ?
Attends ! Tremble dans ton coeur ! Ne t’en lave pas les mains !
Ne cède pas le verdict à l’histoire non accomplie !
À toi le glaive et à toi la balance.
Par dessus le soucis des hommes, l’espoir et la colère
Tu sauves ou tu perds
La république.
Tu es bon et parfois parmi les tiens
Tu caresses la tête claire des enfants
Mais si un million de familles te maudissent ?
Gare à toi ! Que restera-t-il de tes bonnes journées ?
Que restera-t-il de tes discours vigoureux ?
L’obscurité arrive.
Dans ta main humaine, o combien humaine,
Des villes bruyantes, et des champs, des mines et des navires.
Regarde. T a ligne de vie passera par ici.
Trois fois béni
Trois fois maudit
Souverain du bien
Ou souverain du mal.
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CAFÉ
De cette table au café
Où les midis d’hiver scintillait un jardin de givre,
Seul je suis resté.
Je pourrais entrer, si je voulais,
Et en tambourinant dans le vide froid
Évoquer les ombres.
Avec incrédulité je touche le marbre froid,
Avec incrédulité je touche ma propre main :
Cela — cela existe, et je suis dans l’histoire qui va.
Eux, ils sont enfermés déjà pour les siècles des siècles
Dans leur dernier mot, leur dernier regard.
Et lointains, comme l’empereur Valentinien,
Comme les chefs Massagètes, dont on ne sait rien —
Bien qu’il se soit écoulé une année à peine, deux ou trois années.
Je peux encore être bûcheron dans les forêts du Grand Nord,
Je peux haranguer de la tribune, ou tourner un film
Avec des moyens dont ils n’avaient pas idée.
Je peux goûter aux fruits des îles océanes.
Et avoir ma photo en costume de la fin du siècle.
Eux, ils sont à jamais déjà comme les bustes en jabot et en frac
D’un Larousse monstrueux.
Mais parfois, quand le crépuscule teint les toits d’une rue pauvre
Et que je m’attarde à regarder le ciel, je vois, là, dans les nues,
Une table qui titube. Le garçon tournoie avec le plateau,
Et ils me regardent en pouffant de rire.
Carje ne sais pas encore comment on meurt de main d’homme.
Eux savent, ils savent très bien.
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CHANSON DE LA FIN DU MONDE
Le jour de la fin du monde,
L’abeille tourne au-dessus de la capucine,
Le pécheur répare le filet luisant.
Les joyeux dauphins bondissent dans la mer,
Les jeunes moineaux s’accrochent aux goutières,
Et le serpent a la peau dorée, comme avant.
Le jour de la fin du monde,
Les femmes vont par les champs sous des ombrelles,
L’ivrogne s’endort au bord du gazon,
Les marchands de légumes dans la rue appellent,
Et le bateau à voile jaune s’approche de l’île ;
Dans l’air s’allonge le son du violon
Qui fait s’ouvrir la nuit étoilée.
Et ceux qui s’attendaient au tonnerre et aux éclairs
Sont déçus.
Et ceux qui s’attendaient aux signes et aux trompettes des Anges
Ne croient pas que le J o u r soit venu.
Tant que le soleil et la lune sont là-haut,
Tant que le bourdon hante la rose,
Tant que naissent des enfants roses,
Personne ne croit que le J o u r soit venu.
Seul un petit vieux, qui serait prophète,
Mais pris par autre chose il ne l’est pas,
En liant ses tomates répète :
D’autre fin du monde, il n’y en aura pas,
D’autre fin du monde, il n’y en aura pas.
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DEVOIR
Dans la crainte et le tremblement, je pense que j’aurais
accompli ma vie
Seulement si je parvenais à une confession publique
Qui dévoilerait l’imposture, la mienne et celle de l’époque :
Il nous était permis de répondre par le coassement des nains et
des démons,
Mais les mots purs et nobles restaient interdits
Sous une peine si sévère que celui qui en prononçait un seul
Aussitôt se jugeait lui-même perdu.
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DON
Jour si heureux.
Le brouillard était tombé tôt, je travaillais au jardin.
Des colibris s’arrêtaient au-dessus de la fleur du chèvrefeuille.
Il n’y avait rien sur terre que j’aurais voulu posséder.
J e ne connaissais personne qui aurait valu d’être envié.
Le mal qui était advenu, je l’oubliais.
J e n’avais pas honte d’être celui que je suis.
J e ne sentais dans mon corps nulle douleur.
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BONHEUR
Quelle chaude lumière ! Dans la baie rose
La pinède des mats, le repos des cordages
Dans la brume du matin. Là, où dans les eaux de la mer
Se fond la rivière, près d’un petit pont, le son d’une flûte.
Plus loin, sous une voûte de ruines antiques,
On voit marcher de minuscules figures,
L’une a un foulard rouge. Il y a des arbres,
Des tours, et des montagnes d’aube.
En me redressant, je voyais la mer bleue et les voiles.
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TROIS CAUSERIES SUR LA CIVILISATION
II.
Oui, c’est vrai, le paysage a un peu changé.
Où il y avait des forêts, maintenant les poires des usines et des
citernes.
Près du pont où se déverse le fleuve, nous nous bouchons le nez,
Dans ses eaux courent le pétrole et le chlore et les composés du
méthyle,
Sans parler des sécrétions des Livres d’Abstraction :
Excréments, urine et sperme mort.
Une grande nappe de couleur artificielle empoisonne les poissons
dans la mer.
Où les roseaux et la jonchère couvraient le rivage de la baie,
Restent la rouille des machines fracassées, des cendres et de la
brique.
Les poètes anciens nous parlaient de l’odeur du sol
Et des sauterelles. Désormais nous contournons les champs.
Traversons au plus vite la zone chimique des cultivateurs.
L’insecte et l’oiseau : exterminés. Au loin un homme qui
s’ennuie
Entraîne la poussière derrière son tracteur, un parasol ouvert
contre le soleil.
Que regretter alors ? le Tigre ? le Lion ? le Requin ?
Nous avons créé une autre Nature à l’image de la première
Pour ne pas croire au moins que nous vivons en paradis.
Peut-être lorsqu’Adam se réveilla dans le jardin
Les animaux se léchaient-ils la gueule et bâillaient amicalement
Et leurs crocs, leur queue fouettant leurs flancs,
N’existaient qu’au figuré, et la pie-grièche écorcheuse,
Plus tard, beaucoup plus tard, appelée Lanius Collurio
N’empalait pas les chenilles au prunellier.
Mais hors cette époque, ce que nous savons de la Nature
Ne témoigne pas en sa faveur. La nôtre n’est pas pire.
Alors, s’il vous plaît, assez de lamentations.
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LE TOMBEAU DE LA MÈRE
I.
Un petit globe argenté se déplace et les planètes
Tournent sur une piste électronique
Autour du soleil de l’atome. Mais pour nous
Toujours un seul point sur la terre
Revient dans un rêve insensé
Lorsque les mannequins au cou de bois,
Sans tête, mènent la danse, ou que les chiens
Sautillent sur leurs pattes de bois sculpté.
Entre la mémoire qui inquiète
Car elle dit : le passé est invincible,
Et l’oubli qui est une offense
À nos conceptions de la bonté puissante,
Nous vivons chancelants, tandis que précipitamment
Comme des mouches dans la lumière de lampes perpétuelles
Un électron en croise un autre dans le vide.
II.
O qu’elle gronde en ces nuits d’automne
La mer à l’embouchure de la Vistule. Le tonnerre
Emplit la plaine étale sous les rangées de saules
Et le vent du nord peigne les herbes sèches.
Dans les broussailles halète et tombe par morceaux
Le verre des fenêtres brisées d’une église morte.
Lavés par les gouttes lourdes de la pluie
Des boucliers longs et massifs
Renvoient aux nuages des signes effacés
Tout près du lieu où s’unissent
La terre et les restes de celle qui m’a mis au monde.
La solitude éternelle, le cri des oiseaux migrateurs,
Et le souffle de la mer, sourd et incessant.
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LES MOTS
Comme si bredouilles dans l’air,
déplacés à la pelle, mesurés par tons, des mots
il restait quelque chose. Mais le son anéantit le son
et au milieu du vacarme se fait le silence.
Relevons qu’il y avait en lui une sorte d’indifférence.
Il aimait boire et causer, mais quand les femmes savantes
lui reprochaient de ne rien envoyer aux éditeurs, il riait.
Il préférait ces parages, car la violence primordiale
se suffit à elle-même et l’aboiement des phoques
est ce qu’il est. La vie administre la mort,
le flux se change en écume. Autant d’illusions de moins.
C’était comme dans un pays lointain, très lointain
de son enfance, quand il ignorait tout
des types qui voulaient sauver leur moi
toutes les nuits, à la chandelle, mot par mot.