Ces deux-là étaient compagnons d'armes, mais ne se sont sans doute jamais
rencontrés. Lazare Ponticelli, notre dernier Poilu à qui la République rend hommage lundi, s'est engagé à seize ans dans la Légion étrangère pour servir la France, son
pays d'adoption. Lui, le petit rital anonyme, est alors affecté au 4e de Marche du 1er Etranger. François Faber (ci-contre et ci-dessous), vainqueur du Tour de France cycliste cinq ans plus tôt,
est encore un champion populaire quand éclate la Grande Guerre. Aîné de dix ans du jeune Italien, il prend pourtant la même décision que lui. Grandi en France mais de nationalité luxembourgeoise,
il s'engage aussi dans la Légion étrangère, affecté pour sa part au 2e de Marche du 1er Etranger.
Comme celui de milliers de combattants, le sort des deux légionnaires est désormais lié. Ils connaîtront la peur, les tranchées,
l'odeur de mort et la morsure des rats. Lazare, matricule 19 718, sert dans l'Argonne. Il est des batailles terribles du Bois de Bolante, du Four de Paris, du ravin de la Fille morte. François,
matricule 25 860, vit son baptême du feu à Sillery, Prunay, puis au fort de la Pompelle. La Légion est en première ligne et bien qu'ils ne soient jamais engagés dans le même secteur, les deux
hommes voient leurs frères d'armes tomber un à un sous la mitraille.
Au printemps 1915, leur
destin se sépare. Lazare l'Italien est rappelé par son pays, qui vient d'entrer en guerre. Il poursuit le combat sous un autre drapeau et d'autres cieux. En face, l'Autrichien
remplace l'Allemand. François le Luxembourgeois est envoyé avec le 2e de Marche du 1er Etranger dans l'Artois dans le secteur de la ferme de Berthonval. C'est là, le 9 mai 1915, qu'il prend part
à l'assaut meurtrier des Ouvrages Blancs, réseau de bastions et de redoutes creusés dans la craie par l'ennemi pour s'assurer le contrôle de la route d'Arras à Béthune. Une poussée furieuse, une
boucherie sans nom. Le "Grand Faber", père de famille depuis seulement cinq jours, n'en reviendra pas. Son corps de gaillard ne sera jamais retrouvé, poilu parmi tant d'autres poilus, dont le
champ de bataille labouré par les obus sera l'unique sépulture.
François Faber avait 28 ans. Lazare Ponticelli, miraculé de quatre ans de guerre, a attendu de passer 110 ans pour le rejoindre au paradis des
braves. Le "Grand Faber", dont la mort avait frappé l'opinion, a dû y accueillir à bras ouverts ce petit frère légionnaire, désormais célèbre lui aussi, pour être resté le dernier
témoin à pouvoir raconter l'horreur de la Grande Guerre. Sûr qu'il dû lui présenter ses anciens rivaux, "Tatave" Lapize, vainqueur du Tour de France 1910, abattu aux commandes de son avion en
1916, ou Lucien Petit-Breton, sacré en 1907 et 1908, mort lui dans les Ardennes un an plus tard. Héros parmi les héros, Lazare, comme tous nos malheureux ancêtres qui n'en demandaient pas tant, a
désormais sa place au banquet des glorieux fantômes. Espérons pour nous que l'histoire ne repasse pas trop souvent les plats…